Enfin, il ne vous tend plus la perche à photo, autrement dit, un "selfiestick". Les perches à photo sont essentiellement une canne télescopique avec une accroche pour mettre son smartphone ou son appareil photo afin de mieux se prendre en photo tout seul.  Petits bras ? Pas de soucis !  Le selfie stick permet à l'usager de prendre un recul jusqu'à un mètre.  

 

Et, au moins si vous n'habitez pas sur la planète Mars depuis quelque temps, vous l'avez déjà vu à plusieurs occasions utilisés par les touristes. (Et vous avez peut-être déjà consulté les prix ). Devant la Tour Eiffel, aux Champs-Elysées, à la mer ou sous la pluie, le selfie stick va où vous voulez. Sauf, depuis peu de temps, dans les musées.

© J.C.

Il y a des nombreux endroits interdits aux selfie sticks : le Carnaval à Rio, le Palais de Versailles, les stades O2 et Wembley, la Mecque, et la plage ultra exclusive Garoupe à Antibes.  Et les musées : les Smithsonians, le Met, le British National Gallery, l'Albertina à Vienne, entre d'autres.  Les musées en France hésitent à interdire totalement, mais croyez-moi quand vous sortez votre canne au milieu de l'exposition Jeff Koons au Centre Pompidou, un agent d'accueil va vous dire quelques mots. Il vous explique que c'est pour la sécurité des œuvres, en raison des risques de faux pas et oops ! 25 Marilyns d'Andy Warhol devient 24 Marilyns et une pauvre dame avec la griffe sur la joue. Une vraie tragédie. Alors, interdiction totale est la préférence du jour !

© J.C.

Mais pourquoi est-ce que le selfie stick est si à la mode ?  Sommes-nous juste plus narcissique que jamais ?

Je postule que ce n'est pas uniquement un narcissisme né d'une culture de l'immédiat, mais plutôt un moyen de tisser des liens avec l'un à l'autre et d’ancrer sa présence dans le fil du temps. On va regarder dans le passé pour déchiffrer le futur. Pour chaque chercheur de l'Histoire, qui a passé des heures dans les archives, la correspondance écrite nous permet une vue intime de la personne. Il y a des codes à déchiffrer (surtout dans les lettres d'espion !), il y a des dessins ou des photos, il y a des questions et des réponses.  Mais qui prend le temps d'écrire une lettre maintenant (à part de nos amis à l'EDF) ? Comment nous documentons-nous ? Vous, les malins me répondez :  Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, tous les réseaux sociaux.  Il y a des codes spécifiques (t1kiet, a2m1), des photos postées, des questions et une plateforme de réponses (un RT sur Twitter). Ces réseaux sont les journaux intimes de l'époque contemporaine (même si on croit qu’ils disparaissent, les tweets et les snaps existent pour l’éternité). 

Nous avons besoin de documentation. Il fautdocumenter la vie pour les enfants de nos petits-enfants. Il faut documenter les phénomènes culturels (#icebucketchallenge),voir ce qu'on mange (#faitmaison), partager les divertissements (#PSG), etfaire le deuil des tragédies (#jesuischarlie).  D'ici 500 ans, des études sociologiques serontmenées pour comprendre la question de savoir si la robe est bleu et noir oubien blanche et dorée. 

Ilreste possible de se prendre en photo sans selfie stick ;  ce dernier facilite la prise de selfie en donnant une vue plus large depuis l'appareil photo ou le smartphone.  Il est toujours possible de demander aux inconnus de prendre une photo devant une œuvre ou devant un monument.  Bien que nous voudrions rendre plus accessibles nos vies quotidiennes avec nos proches, sommes-nous prêts à nous rendre plus proches d’inconnus. Cette performance artistique de nos vies ne s'élargit pas plus loin que notre cercle intime.

La vie quotidienne est le sujet de l'intention artistique depuis toujours.  Les fresques qui se trouvent dans la grotte de Lascaux (#dansmonquartier), les portraits de nobles (#fashionvictim), les paysages bucoliques (#nofilter).  Ils auront assez de recul pour constater notre existence et trouver l'impact sur la leur. C'est un peu ce qu'on fait actuellement quand on voit les tableaux de Pieter Brueghel l'ancien, qui sont les commentaires sur les mœurs de l'époque, ou on peut lire le Canard Enchaîné pour savourer une critique contemporaine.

Et alors, que devient notre précieux selfie stick dans cette histoire ? 

Ce qu'on ne dit pas, c'est que les selfies sont un moyen non seulement de documenter nos vies, mais aussi de s'impliquer dans l'œuvre. Nous nous voyons dans les reflets de Jeff Koons, nous aimons repousser la Tour Penchante de Pise pour la "remettre" dans sa place.  Nous nous voyons dans l'art, dans l'histoire. Nous nous sommes non seulement intégrés, mais impliqués. Le voyeur devient l'objet vu ; un petit selfie innocent devient une pratique de documentation qui existe depuis la naissance de l'homme.

Donc la prochaine fois que vous voyez un  touriste portant un selfie stick, pensez aux raisons derrière un tel usage.  Est-ce que c'est narcissique pour se vanter devant des amis, ou une pratique culturelle documentaire qui date depuis la naissance de l'humanité?  Comme le selfiestick nous l’apprend, avec un peu de recul, vous trouverez peut-être un point de vue plus large. 

Jill CARLSON

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