Comment exposer la Shoah ? À travers l'exposition Survivre. Génocide et ethnocide en Europe de l’Est le centre Jean Moulin de Bordeaux poursuit la réflexion, menée par Anne Grynberg dans « du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? ».
© Bordeaux

Comment exposer la Shoah ? À travers l'exposition Survivre. Génocide et ethnocide en Europe de l’Est  le centre Jean Moulin de Bordeaux poursuit la réflexion, menée par Anne Grynberg dans « du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? » 1. Hormis à l'incontournable mémorial de la Shoah à Paris, les expositions temporaires consacrées à ce thème que l'on croit rebattu, ne sont pas si nombreuses. Le centre Jean Moulin a choisi de présenter un ensemble documentaire inédit, composé de plus de mille photographies d'époque et près de deux cents autres pièces d’archives, documents réunis de longue date par Carole Lemée, anthropologue à l'Université Bordeaux-II, qui a travaillé pendant trois ans sur cette exposition.

La scénographie, nécessairement sobre et grave, se déploie dans un espace fraîchement refait, aux murs rouges sombres. Un ensemble de vitrines constitue le parcours chronologique du processus génocidaire. Deux expôts particulièrement macabres retiennent l'attention au milieu des photographies : des éprouvettes étiquetées, témoignage des expériences nazies visant à la création d'une race « pure », la race Aryenne, plus loin des cartouches de Zyklon-B signifient toute l'horreur de l'extermination. Un avertissement à l'entrée de la salle rappelle la violence de certaines images, âmes sensibles s'abstenir... les cartels sont courts et efficaces. Le parti-pris du centre et de la commissaire, Carole Lemée, est de mettre la lumière sur la notion « d'ethnocide » souvent négligée, confondue avec le terme « génocide ». L'annihilation du peuple juif, de son ethnos passera sous le IIIe Reich par la destruction de sa culture, de son identité.

L'objet particulièrement fort de l'exposition se suffit pratiquement à lui-même et pâtirait d'effets théâtraux, d'une mise en scène de l'horreur. La tragédie est dans tous les regards vides qui émanent des photographies, hommes, femmes et enfants photographiés par leurs bourreaux, creusant leurs propres tombes. Ailleurs, l'insoutenable. L'image connue, attendue, inévitable du charnier, du déporté décharné tandis que deux vitrines plus loin des officiers nazis prennent la pose en riant. Le travail universitaire réalisé ici est remarquable et a permis de recenser plus de 1500 ghettos juifs en Europe (principalement orientale). Carole Lemée, qui avait consacré sa thèse à la mémoire de Vichy aujourd'hui, n'avait jamais présenté ce fonds documentaire, fruit d'une collecte ou plutôt d'une traque chez les brocanteurs, les antiquaires... Le centre qui en a désormais l'usufruit prévoit la parution d'un livre, les documents sont en cours de numérisation. Certains albums sont d'ailleurs présentés numériquement dans l'exposition, peut être aurait-il fallu davantage de supports technologiques pour une meilleure visibilité des images (petits formats), certains clichés ont été agrandis ; sans toutefois tomber dans l'extrême de la table tactile déjà éprouvée au musée de la Seconde Guerre Mondiale « La Coupole » où les (jeunes) publics s'amusent avec le Multitouch sans songer qu'ils « zooment » sur des clichés de déportés.

© Guillaume Bonnaud

image+2+survieLa question des publics et de la médiation est cruciale face à un sujet ô combien sensible, source de commémoration et d'historiographie. L'exposition Survivre a attiré un nombreux public et a de fait été prolongée jusque septembre 2012 2 mais il s'agit d'un public averti qui a fait la démarche d'aller au centre, pas de flâneurs ici. Le centre propose en parallèle de l'exposition un programme de rencontres/débats qui voient se succéder historiens et témoins. Hélas, le revers de la médaille est la présence impromptue de perturbateurs qui font le salut nazi devant les vitrines, de négationnistes et autres nazillons qui réécrivent les cartels... 

Le choix de cette exposition aujourd'hui à Bordeaux est tout sauf anodine. Le centre Jean Moulin, consacré à la Résistance avait jusqu'à présent considéré la déportation uniquement à travers le vécu des Résistants, jamais des Juifs. Il fallait remédier à cette absence. D'autant que la question des mémoires de Bordeaux est un terrain encore miné par les tabous, ceux d'une ville esclavagiste au XVIIIème siècle et ville la plus « collabo » de France sous l'Occupation. La municipalité souhaite montrer son engagement à parler des sujets qui fâchent et dont le meilleur medium reste l'exposition. Par ailleurs, le centre efficacement dirigé aujourd'hui par Christian Bloch (conservateur au Musée d'Aquitaine) souffre terriblement d'une muséographie obsolète, élaborée il y a plus de trente ans au mépris de toutes les règles de conservation préventive par des bénévoles plutôt chatouilleux sur le respect de leur mémoire individuelle. Ainsi, la modernisation de la scénographie dans la salle d'expositions temporaires veut faire oublier que jadis ici une maquette d'Auschwitz en allumettes expliquait le fonctionnement du camp... La politique d'expositions temporaires permet de pallier cette faille et d'attirer sur des sujets de fonds un nouveau public.

Noémie Boudet

« Survivre. Génocide et ethnocide en Europe de l’Est », centre Jean Moulin, Bordeaux, du mardi au samedi, de 14h à 18h.

1: Les Cahiers de la Shoah, 2003/1 no 7, p. 111-167.

2: fin initialement prévue le 8 avril