Théophile Gautier et l'art de voyager

Paris, mai 1858.

Le poète, romancier, critique d’art et journaliste Théophile Gautier (1811-1872) n’a alors qu’une seule et unique envie : s’échapper et partir loin de l’effervescence de la capitale ! S’échapper loin de Paris, oui… cela aurait été tellement simple s’il n’était alors contraint d’alimenter sans cesse les feuilletons littéraires du journal Le Moniteur Universel[1] ; car son activité littéraire dans ce journal l’entretien non seulement lui-même, mais aussi sa famille, ses sœurs et même ses maitresses. Pourtant, une petite escapade loin de Paris, Th. Gautier en rêve depuis des semaines ; Th.Gautier la veut ! Une seule possibilité : demander à son journal un voyage de reportage qui pourrait lui fournir la matière nécessaire pour remplir les pages de ses futurs feuilletons. Et voilà que le poète trouve un événement qui lui donnerait un prétexte en or pour s’extraire, ne serait-ce que quelques jours, de la capitale : la grande exposition de l’industrie prévue pour le 23 et le 24 mai aux Pays-Bas, à La Haye !

gravure de Theophile GautierEt le journal accepte ! mais ne lui accorde que… six jours !

© H. VALENTIN, Portrait de Th. Gautier en 1830,in Tourneux, Maurice, ThéophileGautier : sa biographie, Paris, Baur, 1876

Six jours… !

Quelques affaires jetées dans sa valise, et voilà l’écrivain qui se lance dès le lendemain dans un voyage qui, de Paris à La Haye, va l’amener à traverser la France et la Hollande en passant par… la Suisse et l’Allemagne ! L’époque n’est certes pas du tout encore aux trains à grande vitesse, aux avions, ou bien encore aux tour-opérateurs qui, aujourd’hui, proposent des offres de séjours culturels à foison… mais qu’importe ! rien n’arrête le poète plein de fougue dans son projet d’escapade,culturelle, par locomotive, par bateau à vapeur, et par voiture, à travers l’Europe germanophone ! Lui qui, pourtant, avoue ne pas parler un mot d’allemand !

Paris, Dijon, Dôle, Pontarlier, pour enfin arriver… en Suisse, à Neuchâtel, où le poète rejoint, au bord du lac, « le cottage » charmant d’un ami de Paris. Mais à peine invité pour le thé, impossible de rester sur place ! Le voilà qui reprend la route dès l’après midi, en locomotive, pour être à Berne avant la tombée de la nuit ! D’un village à un autre, le temps du voyage, forêts, ponts, fontaines, habits traditionnels, lacis inextricable de ruelles, arcades de maisons, vitraux d’églises… absolument tout excite la curiosité de notre écrivain ! Mais tout juste arrivé à Berne, le voilà aussitôt qui repart, dès le lendemain, en train, pour rejoindre Bâle :

            « Il y a deux manières de voyager, explique-t-il : la première consiste à passer dans chaque ville trois ou quatre jours, une semaine ou davantage s’il le faut, pour visiter les églises, les édifices, les musées, les curiosités locales, étudier les mœurs, l’administration, les procédés de fabrique, etc.,etc. ; la seconde se borne à prendre le prospect général des choses, à voir ce qui se présente sans qu’on le cherche, sous l’angle d’incidence de la route, à se donner l’éblouissement rapide d’une ville ou d’un pays. »

Théophile en Suisse...

Un artiste devant les ruines du chateau HeidelbergA Bâle, Th. Gautier visite sur le champ l’église gothique, et surtout le musée municipal où il découvre plusieurs peintures des Holbein, avant d’aller déguster « d’excellentes truites au gratin », et prendre son café sur la terrasse d’un grand hôtel de la ville, profitant d’une vue imprenable sur le Rhin en fumant son cigare. 17h.. et le voilà de nouveau dans un train, direction Strasbourg où il arrive à 22h, et d’où il repart dès le lendemain pour aller en Allemagne, direction Heidelberg !

Une fois arrivé, Th. Gautier se raisonne tout de même : le voilà qui entame déjà sa troisième journée, et hors de question à présent, comme il a pu le faire les jours précédents en Suisse, de « perdre à la table des hôtels un temps précieux » ! Peu lui importe que son estomac commence à gargouiller ! A peine a-t-il posé le pied en gare d’Heidelberg, qu’il s’élance sur le site des ruines du château !

© Ch. PhillipKOESTER, Un artiste devant les ruines duchâteau d’Heidelberg,v. 1840, Heidelberg, Kurpfaelzisches Museum

          « Après le Parthénon et l’Alhambra, le châteaud’Heidelberg est la plus belle ruine du monde. (…) Et comme le petit Spartiatequi cachait un renard sous sa robe, nous laissions [alors] stoïquement la faim nous ronger le ventre, car nous avons l’œil plus goulu que l’estomac ! » 

De la même manière que le peintre Eugène Delacroix (1798-1863) pouvait, quelques années auparavant en août 1850, s’ériger contre la restauration des fresques peintes des églises gothiques, Th. Gautier proteste contre le projet, véhiculé par une rumeur locale, de restauration de ces ruines ; car ce sont ces ruines qui, justement, rendent le site exceptionnel :

            « Le bruit répandu d’une restauration prochaine a soulevé chez tout le monde artiste des tirades élégiaques et passionnées. Si l’on relevait une seule des pierres tombées, si l’on arrachait le lierre des façades, les arbres poussés dans les chambres, si l’on remettait des nez et des bras aux statues invalides, l’on crierait (…) au sacrilège ! (…) Car oui, nous aimons les ruines ruinées !… »

Théophile enfin aux Pays Bas...

Après Manheim, Düsseldorf, Rotterdam… Th.Gautier arrive Hollande, traversant d’immenses plaines ondulées par les dunes au loin vers la mer et par le gris violet des bruyères ! Et le voilà qui débarque enfin à La Haye ! cette ville où doit se tenir cette fameuse exposition de l’industrie, cet événement culturel qui « était le motif plausible, honnête et modéré(…) donné à [son] naïve envie » de quitter, l’instant de quelques jours, l’agitation parisienne, et qui, apprend-t-il sur place, a finalement été décalé d’un mois… La Haye, cette ville où il est impossible de passer, « ne fût-ce qu’une heure, sans aller au musée », non parce qu’il est grand, mais parce qu’il ne recèle, selon le poète, que de chefs-d’œuvre ! Après avoir admiré au rez-de-chaussée, une collection de chinoiseries et de curiosités diverses rapportées des pays exotiques par les marchands des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est à l’étage du musée qu’il passe plusieurs heures à admirer la Leçond’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, l’Adam et Eve de Rubens, un Portrait d’homme d’Holbein, l’Infante de Vélasquez, la Suzanne au bain de Rembrandt, ou bien encore une Vue d’une ville hollandaise de Vermeer.

© R. Tilleman, Vue de la Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt à la Mauritshuis, 2014, La Haye

 

Mais voilà que l’heure tourne, toujours et encore !

« Diable ! déjà midi ! comme les chefs-d’œuvre (…) abrègent le temps qu’on dit si long ! »

9782350391274

            Th.Gautier aimerait encore passer un peu de temps pour admirer une grande peinture de Jordaens… mais il n’a plus le temps ! 

Il se rappelle son rendez-vous pour le déjeuner, dans le cadre de son reportage pour Le Moniteur Universel, avec le commissaire de la future exposition de l’industrie, finalement repoussée, ainsi qu’avec un directeur de presse ! Au sixième jour de son voyage, précipité dans son retour pour Paris, le poète traverse alors Rotterdam, Anvers et Bruxelles, non sans aller voir, dans cette dernière ville, un Rubens, un Van Dyck et un Calabrèse ; bien trop rapidement, sans doute, regrette-t-il… Mais après tout, qu’importe ? en vient-il à conclure, au terme de son intense tourisme culturel en six jours à travers l’Europe, et en une phrase qui, sans doute, résonne d’autant mieux à notre époque contemporaine où la facilité de mobilité, liée au développement considérable des moyens de transports, semblerait presque nous faire oublier cette part de fougue et d’aventure, pourtant magique et essentielle, dans tout désir et envie de découverte :     

« Car le voyage, comme la vie, se compose desacrifices. Qui veut tout voir, ne voit rien. C’est assez de voir quelque chose !... » 

Camille Noé MARCOUX

#Voyage

#Tourisme

#Théophile Gautier

* Théophile GAUTIER, Ce qu’on peut voir en six jours, Paris, éd. Nicolas Chaudun, 2011 [1858], 8€


[1] A l’époque, les « feuilletons littéraires » sont les récits publiés en bas de la première page du journal, sous la forme d’épisodes.