Imaginez une application dans laquelle vous êtes invités à vous promener dans la ville, à la recherche de monuments, d’œuvres d’art urbaines, de sculptures et de street art, et que l’on vous récompense pour cela. N’imaginez plus, cette application existe, et c’est Pokémon GO.

 

Ce jeu sorti en 2016 invite les joueurs à se déplacer dans l’environnement réel, pour attraper des créatures virtuelles, appelées Pokémons, grâce à leur smartphone. Outre le nom racoleur qui parlera tout de suite aux fans de la franchise, ce jeu constitue une base de données non-négligeable d’éléments du patrimoine urbain, enrichie par les joueurs eux-mêmes. En effet, les données sont issues d’un précédent jeu, sorti en 2012, du studio Niantic : Ingress. Usant de la technologie de géolocalisation, les joueurs étaient invités à envoyer une photo d’un monument, d’une œuvre d’art, d’un bâtiment historique, d’un élément de patrimoine en soi, à Niantic, afin que le studio crée un portail à l’endroit signalé. C’est en ville qu’il y a eu le plus de contributions pour la création de portails, et ce pour deux raisons ; le plus grand nombre de joueurs en milieu urbain, du fait de la densité de population ; et le plus grand nombre d’éléments remarquables dans l’espace public. Cette inégalité de répartition des ressources s’est répercutée dans Pokémon GO, puisqu’il a entièrement repris la base de données cartographiques d’Ingress et transformé les portails en Pokéstops. Ces points d’intérêts sont répertoriés sur la carte virtuelle du joueur, reproduction fidèle de l’environnement urbain physique. Grâce à la géolocalisation, les déplacements du joueur dans la ville sont reflétés sur la carte virtuelle, ainsi lorsque les joueurs atteignent un point d’intérêt, ils obtiennent des objets et récompenses pour avancer dans le jeu.

 

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La carte virtuelle du jeu et les Pokéstops. © Gaël Weiss / Frandroid

 

Pokémon GO, à l’aube d’une nouvelle ère de la ludification

 

Et si ce jeu pouvait nous faire réfléchir sur les pratiques culturelles du public ?  

 

« En plus d’offrir des occasions de coprésence, voire de rencontres, un jeu comme Pokémon Go met en avant, par les points d’intérêt où chaque joueur doit impérativement se rendre, le patrimoine culturel et bâti des villes, tels que certains monuments, des fresques d’art urbain, des sculptures ou des bâtiments dotés d’un intérêt historique particulier. Le jeu vidéo devient dès lors une médiation culturelle qui permet de se représenter différemment, de façon plus visible et consciente, les formes et les lieux qui composent la ville. »1

 

Grâce au levier de motivation qu’est le jeu, cette application participe à la visibilité du patrimoine urbain. Cette médiation par le jeu est en plein essor, et porte un nom : la ludification ou gamification. Ce mot barbare désigne la mise en œuvre de principes et de mécaniques des jeux (comme les points, le classement ou les niveaux) dans un contexte sérieux, et ce afin d’accroître le niveau de plaisir, de fluidité et d’engagement de l’usager 2. Son champ d’action va bien au-delà de la culture, on l’observe à tous les niveaux de la société.

 

« Depuis longtemps, les jeux ont inspiré ceux qui souhaitent transférer leurs effets dans le non-jeu, qu’il s’agisse du jeu de Go, pour initier à la stratégie militaire, les badges des scouts pour récompenser et signifier un statut, ou les programmes de fidélité basés sur les points de vol aérien. »3

 

Les ressorts ludiques augmentent significativement l’engagement de l’usager-joueur dans une activité, il est donc dans l’intérêt des professionnels de la culture de s’emparer de ce concept. C’est un enjeu d’autant plus important que les générations Y (née entre 1980 et 1995) et Z (née après 1995) sont des digital natives, ils ont grandi avec Internet et les jeux vidéo et sont au cœur de la culture ludique, ils représentent ce public « jeune » parfois difficile à atteindre par les institutions culturelles. C’est ce qu’a fait la maison de jeunes de Tournai, au moyen de Pokémon GO, elle a organisé « une chasse combinant l’activité ludique et la découverte du patrimoine culturel et historique de la ville. » Alors si le but premier de ce jeu vidéo n’est pas la balade culturelle, les développeurs veulent l’encourager, ce qui en fait un outil privilégié pour la médiation du patrimoine urbain auprès de la jeunesse.

 

Promenades numériques

 

En écho à notre réflexion sur Pokémon GO, quelques villes ont déjà proposé des balades urbaines augmentées, sans aller jusqu’à récompenser les usagers, mais en proposant un contenu interactif visant à découvrir le patrimoine citadin.

 

« Promenade nocturne à Marseille »4 propose aux visiteurs de se balader cours Julien, quartier des artistes et centre névralgique de la culture street art, depuis leur ordinateur. Des photos à 360° donnent à voir des œuvres de rue, et des contenus optionnels sont proposés, telles que des discours de médiation, des contenus textuels augmentés, des improvisations de jazz, des vidéos de graff en train de se faire. Le promeneur est aussi invité à rechercher des « secrets » disséminés le long du parcours.
« Dans cette promenade en web immersif, on est en marche, et on se balade, on peut explorer – y’a une carte – y’a un côté un peu chasse au trésor, un peu safari urbain. »5

 

Bordeaux a également joué sur cette mouvance, à l’occasion de la création de son centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine, qui retrace la « construction et l’évolution du tissu urbain de la cité bordelaise »6. L’application hors-les-murs « Bordeaux, passé augmenté » vient compléter l’exposition et invite le visiteur à déambuler dans la ville et explorer des photos anciennes animées en 3D.

 

Mais si l’on voit se développer pléthore de parcours urbains, favorisant la prise directe des usagers avec la ville, une partie de la population est en revanche déconnectée, voire privée de l’accès à ce type de médiation : les populations rurales. Le cas de Pokémon Go est un exemple criant du phénomène de justice (ou d’injustice) spatiale, qui touche à « la distribution équitable et juste dans l’espace des ressources socialement valorisées et des possibilités de les exploiter »7. Les Pokéstops, ces points d’intérêts, sont en effet moins nombreux en milieu rural, et là où en ville, nous pouvons en croiser un tous les cent mètres, il faut parfois faire dix kilomètres aux joueurs ruraux pour en croiser. Certaines populations sont donc exclues, et il en va de même pour les applications de visite urbaine proposées par quelques agglomérations, qui ont les moyens de développer ce type de médiation. Cela ne signifie pas pour autant que le principe est mauvais, mais il n’est pas applicable partout et pour tous.

 

Pokémon LC 3

Les jeux connectés apparaissent aujourd’hui comme un outil de réflexion global sur les pratiques sociales des individus, et ils ont désormais leur domaine d’études : les Game Studies. Il n’est pas farfelu de voir ses principes appliqués de plus en plus à des champs tels que la culture et l’éducation, qui nécessitent un fort taux d’engagement de la part du public et, en particulier des étudiants. Quant au système de récompense, cette ludification des pratiques culturelles risque d’en désabuser quelques-uns, en ce qu’elle donne à voir une société de plus en plus avide de rétribution immédiate, à qui il faut brandir une carotte pour la faire s’intéresser à la culture. Mais il est indéniable que le jeu est le premier outil d’apprentissage d’abord des enfants, puis des adultes. C’est donc à la société de le reconsidérer à sa juste valeur. N’en déplaise à certains, le 21e siècle sera celui du jeu. Game Over, Game Again…

 

Laurie Crozet

 

#Pokémon

#Ludification

#Promenadenumérique

 

Liens utiles :

  1. https://plus.lesoir.be/53839/article/2016-08-08/pokemon-go-une-chance-pour-les-villes-plus-quun-probleme
  2. Witt, C. Scheiner & S. Robra-Bissantz (2011), “Gamification of Online Idea Competitions: Insights from an Explorative Case”, Ed. H.-U. Heis, P. Pepper, B.-H. Schlingloff, & J. Schneider, Informatik schafft Communities; Lecture Notes in Informatics (LNI) - Proceedings, Series of the Gesellschaft fuer Informatik p.1.
  3. Marache-Fransisco, E. Brangier (2015), “Gamification and human-machine interaction: a synthesis", Ed. P.U.F., Vol 78, Le travail humain, p.9.
  4. https://promenadenocturne.withgoogle.com/fr/panorama
  5. Lambert, J. Julia, J. Deramond (2015), « La ville en live. Itinéraires numériques et artistiques à travers le patrimoine urbain », Etudes de Communication, Vol 45, Pratiques d’espace. Les médiations des patrimoines vers la culture numérique ?, p.8.
  6. J. de Bideran (2016), « L’augmentation du patrimoine urbain, une exploration informationnelle », Ed. P.U.F., n°3, Sciences du design, p.3.
  7. Soja (2009), « La ville et la justice spatiale », Justice spatiale | spatial justice, n°1 http://www.jssj.org/article/la-ville-et-la-justice-spatiale/