Bordalo II est un street artiste qui marche. Entre autres signes qui ne trompent pas, il était exposé, au printemps dernier, dans les jardins de la célèbre fondation Gulbenkian de Lisbonne. Il est maintenant à l’honneur à Paris, galerie Mathgoth et on pourra bientôt le voir à Lyon et à Calais. Parallèlement, l’artiste continue à produire dans la rue, aux quatre coins du monde.

 

La recette du succès version Bordalo II n’est pourtant pas très ragoutante : l’artiste utilise des déchets – plastiques notamment - pour fabriquer d’immenses animaux qu’il installe au cœur des villes. Il nous alerte ainsi sur les dangers que notre mode de consommation fait courir à la faune sauvage. La démarche – recycler nos déchets en œuvres d’art - a déjà fait ses preuves dans l’art contemporain : pensons, par exemple, aux immenses portraits réalisés par l’artiste Vik Muniz et les ramasseurs de déchets de la décharge Jardim Gramacho, près de Rio. Mais après tout, ces représentations de nos immondices - ou plus largement de l’immonde - existent depuis le début de l’histoire de l’art. Elles ont aussi marqué l’histoire littéraire, en particulier le 19e siècle. La plus célèbre sublimation littéraire de la laideur, du repoussant, reste sans doute le poème "Une Charogne" publié en 1857 par l’écrivain Charles Baudelaire.

Faut-il alors voir une parenté entre Baudelaire et Bordalo II ? Comment et sur quelles bases confronter le poète et le street artiste ?  

Du chat qui grogne à la charogne

Imaginons. Vous êtes prof.e de lettres, à Calais. Vous êtes le genre de prof.e qui prend son métier un peu à cœur. Le genre qui se souvient qu’éduquer c’est d’abord émanciper. Le genre de prof.e qui compare les roman-feuilleton du 19e siècle aux threads de Twitter. Mais là, c’est la panne sèche. Vous avez été rattrapé par le Léviathan de l’éducation nationale, ce monstre avaleur d’imagination : le programme. Et le programme vous dit, en substance :

« Merci de sensibiliser de vos élèves aux Parnasse et à la poésie symboliste. Il est grand temps que vos jeunes disciples se plongent dans les Fleurs du Mal. »

Dans le fond, vous n’avez rien contre Baudelaire. Mais il faut bien avouer que le musc, les correspondances et le spleen, cela ne parle généralement pas trop aux ados. Vous avez bien essayé de faire venir un nez pour recréer l’ambiance olfactive de "La Chevelure" et évoquer l’engouement orientaliste de cette fin de 19e siècle mais le proviseur a mis un frein à vos ardeurs. A force, vos élèves vont être les privilégiés du bahut.

Dépité.e, vous décidez de vous changer les idées en allant faire une petite visite au Musée des beaux - arts. Ça tombe bien, l’exposition de street art Conquête urbaine vient d’ouvrir. A peine entrée, vous êtes saisi.e par une œuvre monumentale. C’est un chat qui grogne, en plastique et en tôles multicolores.

 

CAMILLE ROUDAUT CHAROGNE IMG1 Le Chat qui grogne de Bordalo II au Musée des Beaux arts de Calais Laurie Crozet

Le « Chat qui grogne » de Bordalo II au Musée des Beaux-arts de Calais, avant l'ouverture de l'exposition © Laurie Crozet

 

« Un chat qui grogne ? Tient c’est drôle, vous pensez, « chat qui grogne » ça sonne presque comme comme « charogne »…». Inspirée, vous sortez un petit carnet et vous y cherchez vos notes sur le poème "Une Charogne". En se penchant un peu sur votre épaule on peut lire :

« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant […] »

  • Dans le poème de Baudelaire, la charogne est sublimée car elle incarne une continuité de la vie à la mort et de la mort à la vie. La putréfaction est à la fois la fin d’une forme de vie et le commencement d’une autre. En transformant le cadavre en substance nourricière, Baudelaire établit un rapport de continuité entre l’animal et la nature.

« - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés ! »

  • La chute du poème, qui annonce la putréfaction future de son amante, qui fait d’elle une future charogne, replace l’homme dans un cycle naturel, rétablit une continuité entre l’homme et la nature.

Geste esthétique, geste politique

Vous restez longtemps, carnet à la main, devant l’œuvre de Bordalo II. Vous pensez. De retour chez vous, vous sortez un crayon, reprenez votre petit carnet et d’une seule traite, remplissez la page de droite.

Bordalo II crée une émotion esthétique en assemblant ce que notre société moderne produit de plus immonde, des tonnes de déchets plastiques. Par là il s’inscrit dans la même esthétique de la laideur que Baudelaire lorsqu’il dépeint une « charogne infâme ». Mais si la charogne du poète permettait d’entrevoir une continuité entre l’homme et la nature, une juste inscription de l’homme dans son écosystème, le chat du street artiste montre exactement l’inverse. Cet assemblage de plastique et de peinture témoigne d’un dérèglement de notre rapport à notre écosystème. Les sculptures géantes de Bordalo II dénoncent l’impact écologique de nos modes de consommation, en particulier sur la faune. Le plastique en décomposition, contrairement aux corps animaux et humains, ne se transforme pas en substance nourricière mais en poison pour les animaux qui l’ingèrent.

Le recyclage opéré par Bordalo est en définitive plus un geste politique qu’un geste esthétique ; nos déchets plastiques ne sauraient être sublimés car ils n’incarnent aucune continuité entre la vie et la mort ou entre l’animal, l’homme et la nature. Au contraire, ces œuvres montrent la suprématie que l’homme s’est arrogé sur son environnement et les conséquences funestes de ce dérèglement.

Sourire aux lèvres malgré cette conclusion tragique, vous levez votre crayon : on dirait que vous avez trouvé où et comment commencer votre séquence sur les Fleurs du Mal. Reste à convaincre votre proviseur qu’il n’y a pas que « les parfums, les couleurs et les sons »1 qui se répondent mais aussi les artistes, par-delà les médiums, les frontières et les siècles.

C.R.

1 - Charles Baudelaire, « Correspondances », Les Fleurs du Mal, 1857

A voir :

Conquête urbaine, street art au musée, Musée des beaux-arts de Calais, 06.04.19 – 03.11.19

A écouter :

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosophie-du-gore-14-lesthetique-de-la-charogne

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