Figure incontournable de Tournai, des petites lunettes rondes et oranges posées sur le bout de son nez, des anecdotes à raconter et une passion à partager : si vous passez la porte du musée du folklore et des imaginaires de Tournai, vous aurez peut-être la chance d’être accueilli.e.s par son conservateur, Jacky Legge.
J’ai moi-même eu la chance de le rencontrer, le 19 octobre 2019. Et à cette date, se tenait à Tournai la 27ème édition du festival L’Art dans la ville. C’est un festival qui se tient tous les ans et qui a pour but de placer l’art à la portée de tou.te.s, en l’exposant dans l’espace public. A l’instar du voyage à Nantes, les Tournaisien.ne.s et curieux.se peuvent se balader dans la ville et découvrir l’art sous toutes ses formes en suivant un parcours qui les emmènent dans une diversité importante de lieux : des musées comme le TAMAT, le Beffroi, plusieurs églises, des galeries, des écoles etc.
Depuis quelques années, un autre lieu ouvre ses portes et ses projets au festival L’Art dans la ville : le Musée du Folklore et des imaginaires.
 
Cette année, il était possible d’y découvrir le travail de deux artistes. Tout d’abord, au premier étage de ce musée d’ethnographie étaient exposées les créations textiles de Kenny Schellemans.

 

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Page de catalogue du Festival l’art dans la ville de Tournai sur le travail de Kenny Schellemans, ©Festival l’art dans la ville

 

Pour ces œuvres textiles, l’artiste s’est inspiré d’objets du musée. Des objets qui, placés ici, racontent une histoire sur Tournai et portent des anecdotes sur ses habitant.e.s. Par le biais de la création, Kenny Schellemans permet ainsi un véritable dialogue entre le passé et le présent.
Cette œuvre s’inscrit parfaitement dans le propos de Jacky Legge vis-à-vis du musée, anciennement dénommé Maison Tournaisienne – Musée du Folklore. Lorsqu’il devient conservateur, il prend la décision d’ajouter au nom du musée, la notion « d’imaginaires ». Pour lui, l’appellation de folklore comprend une évidente évocation du passé. Mais, en lui ajoutant la notion d’imaginaire, cela permet d’ancrer le lien entre les traditions tournaisiennes et la vie contemporaine, et notamment la création contemporaine. La notion d’imaginaire permet de faire le lien entre le passé et le présent, sans instaurer de hiérarchie entre les différentes époques et entre les objets.
Afin de découvrir le travail de la seconde artiste exposée, dans le cadre du festival, les visiteur.ses étaient ensuite invité.e.s à ressortir de cette ancienne maison tournaisienne, à parcourir le réduit des Sions, du nom de l’ordre religieux des Sœurs Sions à qui appartenait le bâtiment, puis à prendre à gauche sur la rue Massenet.
Dans cette rue, se trouve l’une des réserves du musée. Chacun.e était invité.e à pousser la porte de cette réserve, vidée pour l’occasion, et à pénétrer dans l’univers poétique et intriguant de Keinoudji Gongolo.
 

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Page de catalogue du Festival l’art dans la ville de Tournai sur le travail de Keinoudji Gongolo, ©Festival l’art dans la ville

 

Ce travail est le résultat d’une résidence de trois semaines, menée par l’artiste dans cette réserve attenante au musée. Et l’un des objectifs de Jacky Legge est de pérenniser cette expérience. Et d’offrir à la jeune scène artistique de Tournai, la possibilité d’effectuer des résidences dans ce lieu qui sera désormais consacré à la création.
Au-delà d’un goût et d’un attrait personnels pour le travail de Kenny Schellemans et de Keinoudji Gongolo, ce qui m’a marqué, c’est la simple présence de créations contemporaines dans un musée d’ethnographie. Disséminées par-ci, par-là, les œuvres et les créations sont finalement omniprésentes et participent à créer des liens et à ouvrir des dialogues. Jacky Legge le dit lui-même : « L’art est au cœur de tout ce qui se passe dans le musée ».
J’ai alors pensé que ce qui se passait dans ce musée tournaisien, était tout à fait exceptionnel. Puis en faisant quelques recherches, je me suis vite rendu compte que ce mouvement d’échange et de dialogue entre art contemporain et ethnographie est en réalité, en pleine expansion.

 

Les exemples sont multiples et, en France, le quai Branly fait figure de proue en la matière

 

En 2013, l’institution parisienne ouvre aux visiteurs les portes de l’exposition Charles Ratton, l’invention des arts Primitifs, dont le commissaire d’exposition est Philippe Dagen. Dans le cadre de cette exposition, sont présentés des tableaux et dessins de l’artiste Jean Dubuffet ainsi que des photographies de Man Ray. Le but est alors de rappeler les liens qu’entretenaient Charles Ratton avec de nombreux artistes du mouvement surréaliste, tel que Paul Eluard, André Breton, Jean Dubuffet ou encore Man Ray. Ce sont des créations passées qui soutiennent le propos de l’exposition. Mais cela affirme d’ores et déjà la volonté de l’institution de s’ouvrir à l’art contemporain.

 

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Vue de l’exposition Charles Ratton, l’invention des arts primitifs, ©Quai Branly

 

L’union des tourtereaux, le musée d’ethnographie et l’art contemporain, avait été entamée l’année précédente, en 2012, avec l’exposition Les maîtres du désordre, sous le commissariat de Jean de Loisy. Pour la première fois au Quai Branly, dialoguent alors ensemble des masques, des statuettes et des costumes de chamanes avec des œuvres d’artistes contemporains : Annette Messager, Jean-Michel Alberola et Thomas Hirschhorn.
Les amoureux continuent de batifoler avec l’exposition Color line, sous le commissariat de Daniel Soutif, en 2016, exposition qui retrace l’histoire de la lutte contre la ségrégation aux Etats-Unis. Puis l’union est définitivement consommée en 2017 lorsque le musée d’art premier met à l’honneur Picasso, dans l’exposition Picasso Primitif, sous le commissariat de Yves Le Fur.
 

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Affiche de l’exposition Picasso primitif, ©Quai Branly

 

Et ils convoleront encore en mars 2020, avec l’exposition A toi appartient le regard (…) et la liaison infinie entre les choses, dont la commissaire est Christine Barthe. Pour la première fois au Quai Branly, vingt-six artistes contemporains extra-européens sont invités à présenter leurs créations.
Ce mouvement n’est pas une exception française. En 2012, le musée d’ethnographie de Neuchâtel présentait l’exposition What are you doing after the apocalypse ?, au sein de laquelle est présenté l’œuvre Bastokalypse de M.S. Bastian et Isabelle L., un couple d’artiste contemporain. Le musée d’ethnographie de Genève s’ouvre à la création contemporaine dans l’exposition La fabrique des contes visible jusqu’au 5 janvier 2020. Résolument pluridisciplinaire, cette exposition mêle l’illustration, la sociologie, l’art et l’ethnographie. Le Weltmuseum de Vienne présente l’exposition Nepal Art Now jusqu’au 24 novembre 2019 pour mettre en valeur l’art moderne et contemporain népalais en présentant, tant des artistes des années 50 que des représentants de la jeune scène artistique népalaise. Le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren accueillait d’avril à juin 2019, l’artiste congolaise Geraldine Tobe. Le travail de l’artiste est désormais exposé dans la nouvelle exposition permanente du musée, dans la salle du Paradoxe des Ressources.
 

Alors d’où vient ce mouvement et comment le comprendre ?

 

A l’instar des liens toujours plus étroits entre art et science, les frontières entres les disciplines s’estompent. Les frontières de manière générale s’estompent, les villes deviennent mondiales et multiculturelles. Comme l’explique Sarah Hugounenq dans un article du Quotidien de l’art (septembre 2019) sur l’ouverture des musées d’ethnographie à l’art, l’internationalisation des échanges et par conséquent du marché de l’art et des musées impliquent de penser le musée autrement, et incite au décloisonnement. Dans cet article, la journaliste donne la parole à Audrey Doyen, directrice du laboratoire de muséologie Mêtis. Elle explique qu’historiquement « les beaux-arts et les objets ethnographiques étaient séparés. Le modèle institutionnel français très centralisé freine le décloisonnement. Aux États-Unis, le mouvement existe dès les années 1920, où les premières expositions d’art africain ont lieu au MoMA. Depuis les années 1980, on assiste en France à un rapprochement entre art et ethnographie, qui s’accélère (…). L’intensification des échanges internationaux oblige à penser d’autres approches, d’autres regards. Le mouvement vers l’interdisciplinarité, de manière générale, élargit le champ de l’art, du patrimoine, des types de musées ».
Si l’on considère la volonté des musées de s’ouvrir à des publics variés, cette position est également stratégique. Pour un musée d’ethnographie, et tout en ne remettant pas en question la pertinence d’une telle exposition, faire le choix de proposer un parcours autour du travail de Picasso est une prise de position forte. D’autant plus si l’on pense aux publics visés par cette exposition. Elle attire nécessairement des connaisseurs et des amateurs d’art. Et ouvre ainsi le musée à de nouveaux publics.
C’est finalement ce qu’exprime Jacky Legge : décloisonner les disciplines permet de créer des dialogues entre passé, présent et avenir. De la même manière, Audrey Doyen exprime la nécessité pour les musées d’ethnographie de « sortir de l’Histoire pour aller vers les temps présents ».
 
 

Pour aller plus loin :

https://www.lequotidiendelart.com/articles/15895-quand-les-musées-d-ethnographie-s-ouvrent-à-l-art.html

https://journals.openedition.org/marges/829#xd_co_f=N2M2MjMxZmYtYjgzMy00N2Q0LWFjMGQtOWZjZDE2OTE4ZjE1~

Film « Les statues meurent aussi » de Chris Marker présenté dans l’exposition Charles Ratton

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/les-maitres-du-desordre-au-quai-branly

http://www.ville-ge.ch/meg/expo29.php Exposition La fabrique des Contes au MEG

https://www.africamuseum.be/fr/get_involved/artists/tobe Géraldine Tobe à Tervuren

 

Manon Lévignat

 

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