La numérisation des données dans la recherche scientifique s'accélère depuis la seconde moitié des années 1990 et les ressources en ligne se multiplient: retenons par exemple la bibliothèque numérique de la BNF, Gallica, mise en ligne en 1997 qui a lancé un programme de numérisation de ses collections entre 2017 et 2021. La pratique de l'inventaire numérisé a donné lieu à une multiplication de services de valorisation et de médiation des collections dans l'espace numérique.Cette évolution des pratiques muséales est soutenue par le service des collections des musées de France avec la création de la base de données Joconde en 1995. Depuis 2006, l'Institut National d'Histoire de l'Art (INHA) a numérisé plus de 22 000 documents1 sur son site (https://bibliotheque-numerique.inha.fr/) et a mis en œuvre dès 2001 la base de données RETIF (répertoire des tableaux italiens dans les collections publiques françaises) qui recense plus de 14 000 peintures italiennes réalisées entre le XIIIème siècle et 1914 conservées en France dans les musées et institutions publiques2. Ce sont 43 bases de données en tout qui sont produites par l'INHA et recensées sur une métabase : Agorha (https://agorha.inha.fr/inhaprod/jsp/portal/index.jsp). L'espace numérique apparaît ainsi comme un formidable terrain de jeux permettant de renouveler les pratiques dans la recherche scientifique. Cette course effrénée vers la numérisation du patrimoine culturel, textuel comme iconographique, permet la création de nouveaux dispositifs de monstration, de transmission, de valorisation et d'appropriation des savoirs : c'est véritablement un nouvel espace muséal, tout en codes et en pixels qui se bâtit de jour en jour. 

Interroger le média exposition

Cette nouvelle stratégie de valorisation des collections ouvre d'abord la question de la légitimité de l'exposition (physique) en tant que stratégie de monstration et de valorisation d'une collection.Nous avons déjà mentionné la base Joconde. Le bureau de la diffusion numérique des collections du service des musées de France et les musées participants ont permis de regrouper plus de 600 000 notices thématiques en plus de proposer des parcours thématiques et des expositions virtuelles3. Plus récemment, nous observons qu'en France comme à l'étranger les musées développent des projets numériques de grande ampleur : les initiatives se multiplient. Retenons pour exemple le site Images d'Art, inauguré en 2015 et lancé par la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais (RMN-GP) qui rend accessible plus de 500 000 images d'œuvres d'art à partir de son fonds photographique4. Le 2 mai 2016, la Galerie Nationale du Danemark annonce le projet de mettre en ligne sa collection: le 29 novembre 2019, la plateforme voit le jour avec déjà 40 000 œuvres numérisées accessibles à tous et libres de droit. Puis en janvier 2020, c'est au tour de Paris Musées. Comprenant 14 musées et sites de la ville de Paris, parismuseescollections.paris.fr recense aujourd'hui plus de 300 000 œuvres de leurs collections5. Or, en ce qui concerne la Galerie Nationale du Danemark, seulement 1% de sa collection est montrée au public sur une collection qui comprend au total 250 000 œuvres6. Alors peut-on parler de nouvelle muséographie  ̶ d'une muséographie numérique ?  ̶ ou doit-on parler uniquement de médiation numérique? D'autres institutions de taille plus modeste se lancent dans ce projet en s'appuyant sur la plateforme Google Art and Culture fondée en 2011: le musée de Quimper par exemple a commencé à mettre à la disposition du public une centaine de reproductions numériques de sa collection7. Bousculant les repères spatiaux-temporels propres au musée, la numérisation des collections implique une nouvelle géographie des collections visibles sur des support-écrans. Le rapport à l'objet en est également changé : la relation écranique à l'artefact ne permet ni d'en apprécier l'échelle ni d'en apprécier la corporéité mais le média numérique offre une appropriation individuelle des savoirs plus importante. Il est aussi utile de souligner que la consultation numérique des œuvres permet des rapprochements impossibles à créer dans une salle d'exposition.

 

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Page d'accueil du site avec les collections numérisées du groupe Paris Musées (mars 2020) © Paris Musées

 

La démocratisation culturelle à portée de clics?

La numérisation des collections semble impliquer une monumentalisation de l'empreinte numérique des musées : il l'oblige à miser sur sa capacité à investir l'espace numérique pour accroître son taux d'attraction. Si l'objectif de conservation par la centralisation des données est intrinsèque au process de numérisation du patrimoine, elle se double d'un objectif de démocratisation culturelle par le libre accès à cette base de données. Or, il pourrait ne s'agir que d'un leurre: un leurre par la précarité du support numérique qui ne cesse d'évoluer et de rendre les supports obsolètes mais un mirage démocratique également par l'ampleur des moyens humains et financiers à mobiliser pour les institutions. Alors, cette stratégie de numérisation ne vient-elle pas intensifier les écarts de visibilité entre les institutions? Le site Image d'Art revendique son rôle social et éducatif en affirmant compléter les sites pédagogiques Histoire par l'Image (https://histoire-image.org/) lancé par la Réunion des musées nationaux et les ministères de la Culture et de l’Éducation Nationale, puis Panorama de l'art créé par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais (https://www.panoramadelart.fr/)8. Toutefois, toutes les institutions ne disposent pas de moyens financiers assez conséquents pour développer des outils aussi pointus tout en gardant une liberté totale sur le contenu éditorial. Sophie Kervan et Marie-Christine Feuteun, respectivement conservatrice du musée des Beaux-Arts de Quimper et assistante de conservation, ont numérisé une centaine d'œuvres du musée, gratuitement, sur la plateforme Google arts and culture sans qu'il y ait d'ayant droit sur les images. Toutefois elles précisent que «Google nous a demandé d’axer les premières expositions [virtuelles] sur la Bretagne.»9. La valorisation numérique des collections a bel et bien un coût. La Galerie Nationale du Danemark a pu mettre au jour son projet avec un don de 1,6 million d'euros de la Fondation Nordea10. En terme de médiation numérique, les grandes institutions aux budgets colossaux demeurent de fait les plus innovants: le musée d'Orsay dispose par exemple de 150 000 euros par an pour l'édition de contenu numérique (sans les supports) alors qu'en 2018, d'après le Ministère de la Culture, seulement la moitié d'entre elles disposaient d'un site Web indépendant (c'est-à-dire géré par le musée lui-même).11 La démocratisation culturelle est donc bien dépendante des budgets alloués à chaque institution et des moyens financiers et humains dont elles disposent.

 

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Page d'accueil du site avec les collections numérisées de la Galerie Nationale du Danemark (mars 2020) © SMK

 

Un musée-image

En plus de soulever la question du modèle économique d'une numérisation patrimoniale, cette dynamique de virtualisation des collections nous interroge également sur sa capacité à permettre un accroissement significatif des visiteurs dans le musée en lui-même: cet outil numérique est-il efficace dans la diversification de son public ? En 2013, le Rijkmuseum a fait sa réouverture après une période de rénovation de dix ans et après avoir lancé un an auparavant le Rijksstudio, site qui permet de recenser la collection du musée. Cet outil de médiation et de valorisation des collections recouvre un enjeu communicationnel important. En effet, nous savons que le Rijksstudio a attiré 15 millions de visiteurs pour 200 000 comptes créés sur le site. Mais ce public constitue-t-il une nouvelle cible pour le musée? Dans un rapport publié en 2019 intitulé «L'expérience du musée enligne. Entre communication et médiation», Jean-Thibaut Couvreur, consultant en ingénierie culturelle, démontre que le public qui se rend peu au musée est aussi un public peu familier des outils informatiques: «64% de ceux qui ne sont jamais allés au musée fréquentent peu les réseaux sociaux. Les non-visiteurs peu familiers du numérique constituent la catégorie la plus éloignée de l'offre muséale, qu'elle soit «physique» ou «numérique». » affirme-t-il12. Cet espace numérique à conquérir apparaît plus comme un capital à développer pour pouvoir se démarquer des autres musées à une échelle internationale. Le site Images d'Art, en ayant collaboré avec de nombreuses institutions muséales françaises et en proposant une traduction du site en anglais, s'affirme comme un média participant au rayonnement des musées français à travers le monde13. Les murs du musée deviennent partenaires d'un musée-image, d'un musée-imagé. Les institutions françaises cherchent à s'affirmer dans un paysage culturel hautement concurrentiel. Le communiqué de presse de Paris Musée le montre bien en ne manquant pas de souligner que cette initiative de centralisation des données en accès libre est un enjeu international puisque Paris Musée est «la première institution française», après le Rijkmuseum à Amsterdam ou le Metropolitan Museum à New York, à selancer14.

 

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Page d'accueil du site Rijksstudio (mars 2020) © Rijksmuseum

 

La mémoire patrimoniale dans sa voie numérique s'organise ainsi de façon à servir un but commercial, scientifique, éducatif, un but de sauvegarde également dans la mesure où ces stratégies se sont mises en place conjointement à l'informatisation de la pratique de l'inventaire des collections muséales. Bref l'écosystème numérique dans le champ de la culture active le fantasme d'un support unique de mémoire. Alors, si une nouvelle géographie des savoirs est à l'œuvre, peut-on imaginer une patrimonialisation de documents numériques ?

 

E. B.

 

Pour aller plus loin : Régimbeau Gérard, «Du patrimoine aux collections numériques: pratiques, discours etobjets de recherche», Les Enjeux de l'information et de la communication, 2015/2 (n° 16/2), p. 15-27. URL : https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2015-2-page-15.htm

 

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1 Johanna Daniel, «Ce que le numérique apporte à la recherche en histoire de l'art», Le Quotidien de l'Art, Editionn°1819, 24 octobre 2019, [En ligne] <https://www.lequotidiendelart.com/articles/16315-ce-que-le-num%C3%A9rique-apporte-%C3%A0-la-recherche-en-histoire-de-l-art.html (consulté le 16 mars 2019). La bibliothèque numérique del'INHA est à consulter à cette adresse : bibliotheque-numerique.inha.fr

2 INHA. Répertoire des tableaux italiens dans les collections publiques françaises. [En ligne]<https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes-et-de-la-recherche/domaines-de-recherche/histoire-des-collections-histoire-des-institutions-artistiques-et-culturelles-economie-de-l-art/repertoire-des-tableaux-italiens-dans-les-collections-publiques-francaises-retif.html (consulté le 16 mars 2020).

3 Ministère de la Culture. Diffusion numérique. [En ligne] <https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Musees/Professionnels/Les-collections/Diffuser-les-collections-des-musees-de-France (consulté le 16 mars 2020).

4 «Le site Images d'art et ses 500 000 images d'œuvres inauguré par la ministre Fleur Pellerin», Club Innovation &Culture France, 14 octobre 2015, [En ligne] <http://www.club-innovation-culture.fr/images-dart-500000-images-oeuvres-ministre-fleur-pellerin/ (consulté le 16 mars 2020).

5 A l'heure où nous consultons le site: https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr

6 «La National Gallery of Danemark SMK reçoit un don de 1,6 millions d'euros pour lancer un vaste programme dediffusion de sa collection», Club Innovation & Culture France, 3 mai 2016, [En ligne] <http://www.club-innovation-culture.fr/national-gallery-denmark-smk-don-diffusion-libre-collection/ (consulté le 16 mars 2019)

7 Pierre Jubré, «Quimper. Google numérise les collections des beaux-arts», Ouest France, 30 juin 2019, [En ligne] <https://www.ouest-france.fr/bretagne/quimper-29000/quimper-google-numerise-les-collections-des-beaux-arts-6423279 (consulté le 16 mars 2020).

8 «Le site Images d'art et ses 500 000 images d'œuvres inauguré par la ministre Fleur Pellerin», Club Innovation &Culture France, art.cité

9 Pierre Jubré, «Quimper. Google numérise les collections des beaux-arts», Ouest France, art.cité.

10 «La National Gallery of Danemark SMK reçoit un don de 1,6 millions d'euros pour lancer un vaste programme dediffusion de sa collection», Club Innovation & Culture France, art.cité.

11 Marie Frumholtz, «Numérique et musée : le leurre de la démocratisation», Le Quotidien de l'Art, 16 janvier 2020,[En ligne] <https://www.lequotidiendelart.com/articles/16901-num%C3%A9rique-et-mus%C3%A9e-le-leurre-de-la-d%C3%A9mocratisation.html (consulté le 16 mars 2019).

12 Ibidem

13 «Le site Images d'art et ses 500 000 images d'œuvres inauguré par la ministre Fleur Pellerin», Club Innovation & Culture France, art.cité

14 Hervé Hillard, «14 musées de Paris donnent un accès numérique gratuit à 150 000 œuvres », Ouest France, 9 janvier 2020, [En ligne] < https://www.ouest-france.fr/culture/musees/14-musees-de-paris-donnent-un-acces-numerique-gratuit-150-000-oeuvres-6682510 (consulté le 16 mars 2020).