Cet article s’inscrit dans la continuité des réflexions du groupe de travail mis en place par le Ministère de la Culture et piloté alors par Jacqueline Eidelman. De grandes institutions parisiennes, des juristes, des activistes, des chercheurs et le master ont proposé des journées d’étude sur la question au Louvre-Lens en 2013. Grâce aux travaux menés, une Charte nommée Tous photographes ! a vu le jour et une recommandation du Ministère aux institutions a été faite pour favoriser l’usage de la photographie. Ainsi cette Charte est appliquée depuis dans les musées ainsi que dans les monuments nationaux.

Les pratiques des « visiteurs-photographes » 

Différents profils observés

Il n’est pas rare lorsqu’on circule dans un musée ou une exposition, d’observer de nombreux comportements face aux œuvres. Nous allons nous intéresser ici aux visiteurs-photographes. 

Parmi-eux, Lola, une jeune étudiante en histoire de l’art, accro à son image sur les réseaux sociaux et qui compte bien tirer parti de ces lieux, de la scénographie, des lumières et des décors pour alimenter son compte Instagram. Dans le but de fixer de beaux moments, Lola, est ce qu’on appelle un visiteur-photographe touriste et n’hésite pas à mettre en scène son expérience au musée. Cette jeune fille est venue avec son petit frère Tom âgé de 10 ans, sous sa responsabilité cet après-midi là. En trainant à moitié les pieds, et suivant sa sœur d’espace en espace, Tom s’est mis à prendre lui aussi des photos : une statue grecque représentant Pygmalion, une peinture d’Alizard ressemblant étonnament à une photographie, et quelques détails de tableaux qu’il trouvait amusant de partager avec ses amis. Ce type de profil, selon les études faites de l’équipe de travail citée plus haut, se nomme l’improvisateur. Il utilise l’appareil de son Smartphone, afin de combler son ennui et de paraître plus actif. 

Devant lui, près d’une fenêtre donnant sur la cour intérieure, se trouve Alicia et Jeanne. Jeanne est photographe amateur, Alicia est sa meilleure amie et toutes deux apprécient les endroits insolites pour réaliser toujours davantage de portraits. Pour elles, l’aspect vintage du musée des Beaux-arts est intéressant pour la mise en valeur d’un portrait. Tom les observe un instant, troublé par les pauses que prend Alicia face à l’appareil photo. À chaque série de prises, les voilà parties, en quête d’un nouvel endroit. Ces profils s’appellent les « photographes de mode » et leur visite se ponctuent par la réalisation de portraits. 

Lucas est considéré comme un boulimique, sa quête est de tout prendre en photographie, du cartel, à l’écriture sur les murs, passant d’une œuvre à une autre. La scénographie comme la muséographie sont ses sujets de prédilections. Seul, dans sa bulle, méticuleux et rigoureux il est très lent dans ses déplacements cherchant à se constituer une mémoire du lieu.

D’un pas plus décidé, dans une volonté de prendre des clichés qu’elle trouve intéressants, Marie, à travers son écran déambule au sein des espaces en passant d’un objet à un autre. Elle fait partie du profil intensif. Elle regrette que son cousin ne l’ait pas accompagnée. Ce dernier se classe dans le profil des reporteurs. Il préfère photographier des événements organisés par le musée. Par contre, sa petite sœur, passionnée par la mise en lumière des œuvres, est venue. Marie sait pertinemment combien la visite sera longue. Sa sœur Lou aime s’imprégner des lieux en prenant le temps de parcourir les salles d’exposition et réaliser la visite dans son intégralité, une fois fini, c’est reparti. Hop elle enchaîne un second parcours en revenant prendre des photographies.  Lou reflète le profil du dichotomique. Durant sa déambulation, elle a croisé un caméraman et un photographe qui avaient tous deux l’air professionnel. On les appelle les amateurs experts ou les experts professionnels qui exercent leur maîtrise technique de l’image. 

Mais d’autres raisons existent pour sortir son appareil de son sac. Notamment, ceux passionnés d’architecture ou de mobiliers anciens illustrant leur passion par une belle prise d’images.

Toutes ces conduites citées ne font pas toujours partie d’une seule et même catégorie de profil type. En effet, nuançons, leurs pratiques peuvent évoluer avec le temps, d’une proposition scénographique à une autre. 

 

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Prise de vue de l'exposition Syncopes et Extases. Vertiges du Temps au Frac Franche-Comté. Une photographie qui prend en compte la scénographie. ©Héloïse Putaud.

 

On remarque que le cadrage choisi par les visiteurs peut être analysé. Un plan plutôt serré montre une volonté d’isoler l’objet de sa mise en espace. Tandis qu’un plan plus large aura tendance à prendre en considération la scénographie et la muséographie. 

Quels sont les bénéfices tirés d’une visite ponctuée par la photographie ?

Faire des prises de vue peut être un facteur de sociabilité entre les visiteurs, entre amis, au sein des membres d’une famille ou d’un couple. En effet, l’angle et les réglages peuvent-être matière à discuter et à stimuler les échanges. Une co-construction de regards se crée alors entre visiteurs au fil de leur parcours. Mais aussi, plus intéressant, une construction d’un jugement propre, sur ce qui vaut la peine d’être pris ou non. Par ailleurs, une part importante est donnée à la mise en valeur de certains objets, grâce aux lumières et à la place qu’ils occupent dans l’espace. Ainsi, le regard porté par l’institution constitue une influence quant à la prise de photographie d’un objet plutôt qu’un autre. 

À l’inverse, la prise de clichés peut aussi être un obstacle relationnel.  Comme on a pu le constater auprès de Lou ou de Lucas, leur perspective de garder en mémoire l’exposition par des photographies, les isolent plus qu’autre chose. Ils sont focalisés et mènent leur visite solitaire. La prise de vue peut mettre des distances entre les visiteurs même s’ils sont venus à plusieurs. Un simple écran constitue l’obstacle entre deux personnes et peut diminuer les interactions. 

Comme le fait si bien Marie, se photographier et se mettre en scène parmi les œuvres d’art est une manière contemporaine d’immortaliser sa présence en ces lieux. De montrer à tous qu’elle voit de ses yeux des photographies de Girault De Prangey. Aujourd’hui, vivre quelque chose est associé à prendre des photos. Et cela est perçu comme une preuve irréfutable de ce que l’on vit. Pourtant, c’est aussi une représentation faussée, améliorée de la réalité. Simplement par le choix d’un angle de vue, d’un cadrage ou de retouches. 

 

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Mise en scène d'un visiteur devant l'oeuvre La Vie ... Une hésitation (1990) de Marie-Jo Lafontaine, exposition Syncopes et extases. Vertiges du Temps, au Frac Franche-Comté. ©Florine Beligny.

 

Considérons, alors, que le visiteur, en se mettant lui-même en situation devant une œuvre propose aux yeux de tous sa propre confrontation et rencontre à l’œuvre. La photographie est un excellent moyen de s’approprier et d’accéder à une œuvre. Elle permet à chaque visiteur d’être actif, de proposer son propre discours et son propre regard. Ce qui est facilement observable est l’intention donnée par les visiteurs à réaliser sa propre photo, montrant leur relation avec l’œuvre.

Une attention particulière est portée à la circulation même des visiteurs face aux attitudes des photographes.  On a intégré ces pratiques. Par exemple, il est impoli de passer devant une personne qui photographie : on s’arrête puis on circule à nouveau lorsque la prise de vue est effectuée. Toutefois, lorsqu’il y a foule, cette mesure n’est pas toujours respectée. 

Au cours de l’histoire, certaines règles régies par l’administration représentent de véritables freins à la prise de photographies au sein des institutions.  En 1866, un règlement interdisait de photographier dans les salles car le statut des photographes de l’époque étaient proches de celui des copistes.

Puis entre 1866 et 1947, des règlements se succèdent, pour les musées nationaux. Dans un premier temps, il était interdit de déplacer les objets destinés à la prise de vue. De plus, les photographes étaient soumis à des autorisations (pour 3 mois mais reconductibles et seulement 2 photographes par département) et les créneaux horaires étaient très stricts. 

Ensuite, en 1931, les règles se renforcent. Le travail des photographes demande le paiement d’une taxe qui s’élevait à 500 Francs par photographie. Enfin, en 1883, Adolphe Braun obtient un contrat d’exclusivité de 30 ans entre la maison Braun & Ci et les musées nationaux. Il a la tâche de photographier les chefs-d’œuvre du musée du Louvre. Il dispose également d’un atelier et d’un point de vente dans le musée. Puis sans tarder, il obtient le titre de « photographe officiel des monuments nationaux ». Beaucoup de privilèges lui sont accordés et ce contrat est très mal vu des autres du métier.

Ainsi, les contraintes se multiplient (demande d’autorisations, contrainte du créneau, paiement de la taxe) en plus de celle du coût des appareils.

Les institutions face aux pratiques photographiques

Les institutions culturelles qui interdisent l’usage de la photographie sont plutôt rares de nos jours. En effet, la charte Tous photographes !, citée au début a été moteur pour introduire la photographie au sein des structures.

Le groupe Orsay Commons est un groupe de militants visiteurs activistes qui protestait contre l’interdiction de l’usage de la photographie au Musée d’Orsay. Leurs actions ont été entendues et ont fait polémique. Depuis 2015, le groupe n’est plus actif car leur demande satisfaite, le groupe n’a plus raison d’être.

Il est erroné de dire que l’utilisation du flash par les visiteurs nuit à la bonne conservation de l’objet ou de l’œuvre. En effet, une étude du C2RMF en a relativisé l’impact. Les campagnes faites par les professionnels du musée avec de forts éclairages sont plus problématiques pour les œuvres que ceux d’un flash d’un visiteur. Très peu d’œuvres sont « flashées » en permanence pour que cela pose problème. En revanche, l’interdiction est surtout valable car désagréable pour les autres visiteurs, et qui plus est inutile pour réaliser une photographie de qualité.

Au niveau du confort de visite, les photographes prennent beaucoup d’espace et peuvent gêner les autres visiteurs et ralentir les flux. C’était d’ailleurs le motif implicite de l’interdiction de la pratique à Orsay durant longtemps. Pourtant, le musée d’Orsay insinuait que les visiteurs passaient trop vite d’œuvre en œuvre, sans prendre le temps de les regarder. Or, le nécessaire cadrage pour la prise de vue d’une photographie pousse le visiteur à observer, même si c’est à travers son appareil.

Ce qui est plus embêtant se trouve dans l’usage de la perche à selfie (voir l'article Les expositions, sanctuaires à selfie ?). Elle constitue un problème car prend beaucoup d’espace et peut gêner les autres visiteurs, et des accidents peuvent survenir.

Les institutions ne peuvent pas interdire l’usage de la photographie en soi. Elles peuvent seulement restreindre son usage destiné à une diffusion publique. Ainsi les visiteurs ont le droit de réaliser une photographie d’une œuvre pour leur usage personnel.

Certains établissements estiment que les photographies prises en masse leur permettent une communication et une publicité à ne pas négliger. Elles peuvent développer des publics. Les photographies (même faites par des amateurs) permettent de conserver une trace et de documenter les institutions. Pour une raison de sécurité, la photographie permet de limiter le trafic d’œuvres. Mais aussi le vol car plus l’œuvre est connue, moins il est facile de la vendre. 

Aujourd’hui, les institutions ont mis en place des mesures pour intégrer la photographie au sein de leurs murs par le biais d’actions. Des dispositifs muséographiques ont été mis à disposition, notamment à l’exposition Dali, au Centre Pompidou où les visiteurs se prennent en photo sur le sofa lèvre de Dali. Des ateliers sont également mis en place afin d’éduquer « au regard », d’apprendre la technique (les réglages) ou encore par l’intermédiaire d’une proposition artistique. Les concours sont, quant à eux, un moyen d’intégrer la photographie dans un espace et un cadre choisi par l’institution.

Largement intégrée dans nos vies,  la photographie au sein des institutions a longtemps fait débat suite à des mesures d’interdiction de son usage. Elle est aujourd’hui une demande sociale forte qui permet de garder un souvenir, de s’approprier une œuvre, de se construire une trace des expositions, ou encore un jugement. Grâce aux appareils portatifs, la prise de clichés garde une mémoire comme preuve de notre vécu. Finalement, vivre quelque chose revient de plus en plus à le regarder sous forme photographique.

 

                                        Héloïse Putaud

 

Image de couverture : Exposition en 2019 au Space Junk à Grenoble. Prise de vue avec l’appareil d’un téléphone portable. © Héloïse Putaud

 

Pour aller plus loin :

https://www.dygest.co/susan-sontag/sur-la-photographie 

https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-administrative/Tous-photographes-!-La-charte-des-bonnes-pratiques-dans-les-etablissements-patrimoniaux 

https://journals.openedition.org/ocim/326

https://doc.ocim.fr/LO/LO115/PP.23-30.pdf?fbclid=IwAR2ovkeUEHR0h0kgjCUKH4a62FSOvMeyAyyXm7vO9Q4lJpRSZkdJaAA2XeI 

 

Et toujours l'ouvrage dirigé par Serge Chaumier, Anne Krebs, Mélanie Roustan, Visiteurs photographes au musée, La Documentation française, 2013.

 

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