L’exposition Le Trésor des Marseillais. 500 av. J.-C. : l’éclat de Marseille à Delphes, présentée du 12 janvier au 15 avril 2013 à la Vieille Charité à Marseille s’inscrivait dans le programme général de la manifestation culturelle « Marseille Capitale Européenne de la Culture », ou « Marseille-Provence 2013 ». Elle avait pour but de mettre en évidence la continuité entre la Marseille contemporaine et son passé antique international et ainsi son rayonnement millénaire en tant que cité euro-méditerranéenne. L’exposition retraçait donc, au travers de la présentation des vestiges du Trésor des Marseillais (un trésor ou thesauros est, en Grèce antique, un petit édifice de plan rectangulaire, richement sculpté et peint où l'on dépose des objets de valeur) daté du VIe siècle avant notre ère, l’importance de l’architecture dans les rapports entre la Grèce et Marseille. Elle proposait au visiteur de découvrir en 3D et en grandeur nature la reconstitution de ce monument, ainsi que des hypothèses de restitution de sa polychromie. 
L’entreprise fut collective : Muriel Garsson, commissaire de l’exposition, travailla en collaboration avec de nombreux acteurs, français et grecs, qu’ils soient archéologues, historiens, architectes, artistes ou informaticiens. L’École Française d’Athènes, mais également le MAP Gamsau, unité de recherche rattachée au CNRS et spécialisée dans les modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine, participèrent au projet. L’exposition était l’occasion d’évaluer les atouts de l’interdisciplinarité dans un contexte à la fois territorial, national et international. L’étude devait ainsi permettre de mieux comprendre les formes architecturales, le décor sculpté et la polychromie du monument, au moyen notamment de la restitution architectonique et iconographique et des outils numériques. Ce fut donc la convergence heureuse de trois projets : archéologique, architectural, mais aussi politique, puisque la présentation construisait de fait un discours particulier sur la ville de Marseille et sur son rayonnement millénaire. 

 

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Le Trésor des Marseillais reconstitué en 3D par le MAP © MAP (UMR CNRS/MCC 3495)

 

L’exposition mettait également en valeur des fragments de la frise sculptée du Trésor des Marseillais, aujourd’hui conservés au Musée Archéologique de Delphes. Les pièces, au nombre de vingt-neuf, furent ainsi pour la première fois sorties du territoire grec et prêtées par le Ministère Grec de la Culture à la ville de Marseille afin de compléter l’exposition de la Vieille Charité. Pour autant, il semble que l’entreprise ne fut pas simple : avant d’accepter le prêt, le Ministère Grec de la Culture décida d’accorder aux vingt-neuf fragments du Trésor des Marseillais le statut de « trésors nationaux », conditionnant et contraignant ainsi leur sortie du territoire grec. Cette démarche effectuée par l’État Grec dans la crainte, semble-t-il, que la ville de Marseille ne revendique la propriété des objets dont elle demandait le prêt, m’a interrogée : à qui appartiennent réellement les objets conservés au Musée de Delphes, aujourd’hui considérés comme « trésors » de la Grèce ? Cette interrogation, volontairement provocatrice, pourrait trouver sa légitimité dans le fait que les Massaliètes, au IVe siècle avant Jésus-Christ, consacrent le monument qu’ils érigent aux dieux, et non pas à la Grèce, qui est alors une entité relativement abstraite et morcelée. Dans ce cas, ne pourrait-on considérer qu’au XXIe siècle, la légitime propriétaire de l’édifice et de tout ce qui s’y rattache n’est autre que la ville de Marseille ? 

Le Trésor des Marseillais et les sanctuaires panhelléniques

Consacré par la cité phocéenne à Athéna Pronaia (« qui précède le Temple (d’Apollon) », mais aussi « Prévoyance » ou « Providence »), le trésor constitue une riche offrande faite à la déesse au sein de son sanctuaire, situé en contrebas du sanctuaire d’Apollon, sur la terrasse de Marmaria à Delphes. Par l’élévation de ce monument, la cité affiche de manière ostentatoire sa puissance et son rayonnement grandissant en Méditerranée dès la fin de l’époque archaïque. En effet, les thesauros représentaient des cadeaux dédiés pour exprimer la piété et la reconnaissance aux dieux. Ils étaient dédiés afin d’être vus de tous par les plus riches cités de Grèce au sein de sanctuaires communs à tous les Hellènes, que l’on nomme aujourd’hui les sanctuaires panhelléniques. D’après l’historien Peter Funke, ces lieux sacrés communs aux Grecs étaient au nombre de quatre : Delphes en Phocide, dédié à Apollon, Némée dans le Péloponnèse, dédié à Zeus, l’Isthme dans le Péloponnèse, dédié à Poséidon, et enfin Olympie, également dans le Péloponnèse et dédié à Zeus. Ils se caractérisaient par leur ouverture sur le monde grec, symbolisée par les concours et les panégyries (grandes fêtes religieuses) qui les accompagnaient, auxquels tous les Hellènes étaient invités à participer. Ces lieux particuliers semblaient ainsi faire partie intégrante à la fois du patrimoine commun des Grecs des cités, mais aussi bel et bien de leur identité. En effet, Hérodote raconte, au Livre VIII, 144, qu’en 480 avant notre ère, les Athéniens, au moment de convaincre les Spartiates d’évacuer leur cité alors menacée par les Perses, mirent en avant leur identité commune hellénique à la fois basée sur le sang, la langue, mais aussi sur « les temples des dieux et les sacrifices qui leur sont communs ». 

 

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Maquette du sanctuaire d’Apollon reconstitué, exposée au Musée Archéologique de Delphes © Luis Bartolomé Marcos

 

Ces espaces dédiés à une divinité semblent en tout cas avoir été des acteurs autonomes de la société grecque durant l’Antiquité. Les oracles et lignées sacerdotales qui officiaient au sein de ces lieux semblaient avoir un pouvoir d’autodétermination qui leur permettaient de décider de leur propre politique sur les questions internationales, et ce malgré la présence d’une autorité supérieure, celle détentrice de la prostasie (c’est-à-dire le droit, pour l’État sur le territoire duquel se trouvait le sanctuaire, d’exercer l’administration du lieu). De fait, les prêtres et les prêtresses du sanctuaire dépendaient avant tout de la divinité à laquelle ils se consacraient. Les Grecs, très attachés à leurs traditions religieuses, rendaient d’eux-mêmes impensable l’idée d’une instrumentalisation des intérêts à des fins purement étatiques des dieux et déesses qu’ils louaient. C’est toute la complexité de la pensée grecque de l’Antiquité qui est ici en jeu.
Mais alors, de nos jours, à qui revient le droit de revendiquer la possession de tels monuments ? La Grèce des cités est une entité aujourd’hui disparue. Une étude approfondie de l’Histoire de la Grèce, et plus généralement de l’Histoire de l’Europe permettrait d’éclairer l’évolution des territoires, mais également l’évolution des politiques de conservation et de mise en valeur de tels lieux et de tels biens culturels. Peut-on aujourd’hui considérer qu’une restitution des divers artefacts qui composaient les offrandes des sanctuaires panhelléniques à leur cité d’origine, c’est-à-dire à la cité qui les a dédiées, serait envisageable d’un point de vue juridique ? 

Restitution, propriété et héritage culturel 

La question des restitutions rayonne depuis quelques années dans le domaine de la recherche en Histoire de l’Art. En France, elle trouve son apogée avec le rendu, au mois de novembre 2018 par l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et l’écrivain et universitaire Felwine Sarr, du rapport « sur la restitution du patrimoine culturel africain » diligenté par le président français Emmanuel Macron. Ces préconisations, qui s’inscrivent dans un contexte exclusivement subsaharien, affichent clairement la nécessité d’un « retour définitif et sans condition d’objets du patrimoine sur le continent africain ». Pour les auteurs, la restitution des œuvres est la « voie vers l’établissement de nouveaux rapports culturels reposant sur une éthique relationnelle repensée ». Il s’agit donc de rendre, dans un esprit de justice et de réparation les objets spoliés, volés, pillés, aux pays africains. Ce sujet d’étude constitue le cœur-même du travail de Bénédicte Savoy, aujourd’hui responsable de la chaire « Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIᵉ-XXᵉ siècle » au Collège de France et qui dirige également le projet de recherche intitulé « Translocation », basé à la Technische Universität de Berlin. Il s’agit, pour les chercheurs affiliés à ce projet, d’étudier les objets « déplacés » de manière indue, et les logiques d’appropriations patrimoniales qui découlent de ces déplacements. 
Le cas du Trésor des Marseillais ne concerne pas des artefacts ayant été volés ou pillés puis déplacés. Ils ont, au contraire, perduré depuis des millénaires sur le lieu pour lequel ils ont été créés. Mais si littéralement, « restituer » signifie rendre un bien à son propriétaire légitime, l’action de restitution vise donc à « ré-instituer » le propriétaire légitime du bien dans son droit d’usage et de jouissance, ainsi que dans toutes les prérogatives que confère juridiquement la propriété (usus, fructus et abusus). De fait, le mot restitution est associé, dans le vocabulaire juridique, à la restauration d’un état passé (status quo ante). Comment déterminer alors le juste propriétaire d’un monument dédié par une population donnée sur un certain territoire il y a plus de deux mille cinq cent ans ?  Il conviendrait, pour répondre à cette question complexe, d’interroger les différents acteurs : les détenteurs, les potentiels « demandeurs » mais également les objets eux-mêmes. Il est en effet important de comprendre le bien en question afin de pouvoir entrevoir les effets de sa présence dans un endroit précis, et de son absence dans un autre. Le cours donné par Bénédicte Savoy en 2016-2017 au Collège de France, intitulé « À qui appartient la beauté? Arts et cultures du monde dans nos musées », propose justement d’interroger l’appartenance des œuvres d’art présentes au sein des musées européens du XXIe siècle. Ainsi, la chercheuse pose les questions suivantes : « À qui appartiennent ces objets ? Appartiennent-ils à leur local d’origine, à leur lieu d’origine, aux communautés d’origine ? Appartiennent-ils à l’Europe éclairée qui se les appropria ? Que racontent-ils sur l’Europe ? Faut-il les restituer ou non ? ». En posant dès le départ la complexité évidente de tels questionnements, et à travers un diaporama représentatif de la diversité des cultures du monde, Bénédicte Savoy ouvre des perspectives de réflexions, notamment en ce qui concerne une possible appartenance « Européenne ». La notion de « shared heritage », soit de « patrimoine partagé » est notamment abordée, mettant en avant la problématique soulevée par la tradition occidentale du lieu unique de conservation, qui nous intéresse tout particulièrement. 
Il semble que les termes d’ « héritage » et de « patrimoine » aient pris une importance particulière depuis quelques années. D’après le professeur Wojcieh W. Kowalski, il s’agirait là d’un phénomène social qui répondrait à des besoins précis : faire vivre, en temps de crise, le souvenir d’un âge d’or. Cela induirait ainsi un respect pour les anciens et pour l’héritage matériel. Il semble que le cas de la Grèce trouve une résonnance particulière dans cette explication : l’héritage d’une Antiquité grecque rayonnante contraste de fait avec la crise financière survenue en 2008 et ses conséquences désastreuses sur la société grecque. Par ailleurs, la construction de cette identité nationale particulière, au sein de laquelle la Grèce Antique et son héritage occupent une place primordiale, est mise en place dès la libération du pays du joug Ottoman en 1830. C’est la construction d’une base idéologique stable qui prône la continuité historique, notamment au moyen de la protection du patrimoine culturel hellénique, qui se joue dès le XIXe siècle. Afin de comprendre la répercussion de cette dernière sur les sanctuaires panhelléniques et le statut de leurs offrandes, il nous faudrait nous pencher de manière approfondie sur les différentes lois qui régissent la vie des biens culturels grecs. Il conviendrait également de mettre en lumière le rôle du musée en Europe de nos jours.

Le rôle du musée et des nouvelles technologies en question

Le musée, jusqu’alors considéré comme l’écrin permettant à l’Humanité d’accéder à la beauté, n’a aujourd’hui plus la même vocation que celle qu’il avait aux XVIIIe et XIXe siècles. Sa forme, mais également son sens et les idées fondamentales qui l’animent ont ainsi vocation à être repensés. L’espace confiné où s’accumulent les œuvres d’art est destiné à se transformer en un lieu de « circulation patrimoniale », qu’il s’agisse d’objets ou de concepts. Ce faisant, le musée rejoindrait l’idée d’« espaces autres » développée par Michel Foucault lors de sa conférence du 14 mars 1967 au Cercle d’études architecturales. Ces « hétérotopies », qui juxtaposeraient en un lieu réel une multitude d’emplacements autres, permettraient au visiteur de vivre une expérience « mixte » qui se rapprocherait de celle de la contemplation d’un miroir : un « lieu sans lieu », un espace à la fois réel et irréel, « qui s’ouvre virtuellement derrière la surface » et qui permettrait une déambulation libre à travers l’espace et le temps. 
Cela semble pertinent pour la discipline archéologique : les liens entre les musées et l'archéologie évoluent ces dernières années. La diversité des organisations archéologiques modifie l'accès aux ressources et aux données et les pratiques de recherche se multiplient. Le développement des nouvelles technologies et leur application au domaine de la recherche archéologique semble avoir considérablement changé les manières de travailler, de concevoir, de réfléchir des archéologues, mais aussi les manières « d’exposer » l’archéologie. Les institutions ne cessent d’innover : c’est par exemple le cas de l’Inrap, qui met en place, depuis quelques années, ses « Archéocapsules » (des expositions thématiques, légères et itinérantes) sur tout le territoire. 

 

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Visite de l'Archéocapsule « Archéologie de l'aménagement du territoire » au Musée de Cluny © Inrap

 

Par ailleurs, il arrive dorénavant que certaines collections soient exposées en dehors des musées. De la même manière, la place de la reproduction au sein des musées est à considérer. Le développement des technologies de numérisation et de reproduction 3D avec impression par addition de matière permet aujourd’hui de créer de copies extrêmement fidèles d’une œuvre. Il convient donc de se demander quelle serait la place de ces copies au sein des musées, non pas en tant qu’œuvres mais en tant que « traces numériques » d’œuvres existantes. Il s’agit ici d’ouvrir de nouvelles perspectives sur les missions et les contenus des musées d'archéologie et d’histoire, et de comprendre comment les nouvelles technologies peuvent répondre, entièrement ou partiellement, au problème de la jouissance d’un bien.
Ce court article ne prétend pas à l’exhaustivité. En l’écrivant, je souhaitais avant tout poser les bases de questionnements complexes, qui nécessiteraient évidemment un développement plus riche et complet. L’exemple du Trésor des Marseillais et plus largement des édifices présents dans les quatre grands sanctuaires panhelléniques, constitués d’offrandes provenant de cités antiques aujourd’hui disséminées en Europe, représente ici un prétexte pour se questionner sur l’appartenance légitime des artefacts. Réfléchir à la possibilité juridique, mais aussi et surtout symbolique, morale et philosophique d’une hypothétique restitution de ces objets à leur cité d’origine (c’est-à-dire à la cité qui les a dédiés) constitue un motif pour mener une réflexion générale sur la notion de possession d’un patrimoine. Dans le cas du Trésor, ce patrimoine n’est pas seulement grec, ni seulement marseillais mais participe d’une histoire globale du bassin méditerranéen et de l’Europe. Se questionner sur son appartenance permet d’interroger la possibilité d’une identité « européenne » et d’un partage de la propriété de ces objets au statut particulier.
Lucile Garcia Lopez

# Collections# Patrimoine# Héritage  

 

Pour aller plus loin, bibliographie et sitographie thématiques…

  • Le Trésor des Marseillais et les sanctuaires panhelléniques 

Colonge Victor, Le rôle des grands sanctuaires dans la vie internationale en Grèce aux Ve et IVe siècles av. J.-C, Thèse de doctorat en Histoire Ancienne, sous la direction de Nicolas Richer, Lyon, École Normale Supérieure, 2017, 900 p.
Poirier Henri-Louis et Musée d’archéologie méditerranéenne, Le trésor des Marseillais: 500 av. J.-C., l’éclat de Marseille à Delphes, Paris, Somogy, 2012, 247 p.
Centre de la Vieille Charité - Marseille, https://vieille-charite-marseille.com/archives/le-tresor-des-marseillais-500-av-j-c-l-eclat-de-marseille-a-delphes 
Le Trésor des Marseillais : récit d’une expérience | Maud Mulliez, http://restauration-peinture.eu/archeologie/le-tresor-des-marseillais-experience/ 

 

  • Restitution et politique culturelle

Collège de France, Annuaire du Collège de France 2016-2017: résumé des cours et travaux : « À qui appartient la beauté ? Arts et cultures du monde dans nos musées », 117e année, 2019.
Kowalski Wojciech W., Restitution of works of art pursuant to private and public international law, Leiden, Boston, Brill, 2008, 244 p.
Prott Lyndel et O’ Keefe Patrick, « “Cultural Heritage” or “Cultural Property”? », in : International Journal of Cultural Property, no 2, vol. 1, 1992, p. 307.
Savoy Bénédicte, Sarr Felwine, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, 2018, 232 p.

 

  • Le musée et les nouvelles technologies 

Martin Yves-Armel, « Innovations numériques / révolution au musée ? », in : Publications du musée des Confluences, no 1, vol. 7, 2011, pp. 117‑128.
Inrap | Archéologie et société : les Archéocapsules, https://www.inrap.fr/archeologie-et-societe-les-archeocapsules-13968 , 30 octobre 2018
Repenser le musée à l’aune de l’archéologie contemporaine, https://www.icom-musees.fr/actualites/repenser-le-musee-laune-de-larcheologie-contemporaine , 19 février 2019

 

(Image de couverture © Sylvie Puech.)