Lorsque je l’aperçus pour la première fois, je notai en premier ses grands yeux noirs. Bordés de longs cils, empreints d’une tristesse qui contrastait avec le soleil d’automne qui illuminait les pierres blanches du donjon de Vincennes. 

La forteresse avait à peine ouvert ses portes aux visiteurs. Je me souviens avoir pris mon temps pour ouvrir la grande porte de la Sainte-Chapelle. J’aimais ces moments de solitude absolue qu’elle seule m’offrait.  

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La Sainte-Chapelle, ©Sylvain Gaïo

 

Seule au milieu de la chapelle, je pouvais à mon aise et pendant quelques minutes profiter de sa quiétude, du silence et des vitraux. Comme à mon habitude, j’avais commencé par saluer Henri II, tranquillement agenouillé au bas du vitrail central. Dans le matin ensoleillé, illuminé, il m’éblouissait.  Passant devant le tombeau du Duc d’Enghien, je fus, comme chaque fois, saisie d’un frisson. Pauvre duc enstatué, tué si misérablement et sans aucun panache…

En m’installant à la petite table où l’on contrôlait les tickets d’entrée des visiteurs, après avoir ouvert grandes les portes du bâtiment, je laissais vagabonder mes pensées. Il était aisé d’inventer une existence à tous ces gens de passage, que je ne reverrai jamais plus. Aisé d’imaginer que cet homme avec un enfant qui tenait à la main un ballon était un père célibataire à qui l’on avait brisé le cœur. Que ces jeunes gens, si studieux pendant la visite, ne songeaient en réalité qu’à la fête qu’ils rêvaient d’infiltrer le soir même. Ou que ces deux visiteurs, qui échangeaient au travers des questions qu’ils me posaient lors de la visite guidée, des regards brûlants, finiraient par vivre une grande histoire d’amour aux Maldives. 

Et puis, en sortant de la Sainte-Chapelle, je l’avais vue, debout sur le pont-levis, statue si fragile qu’un coup de vent aurait pu la briser. Je m’approchai, sans trop savoir pourquoi, au lieu de l’attendre sagement dans ma guérite. 

- Tout va bien ? 

Elle fixa sur moi ses grands yeux de charbon. Et puis elle me coupa le souffle. 

- J’ai perdu mon époux, Mademoiselle, il faut m’aider. 

Sous le ton calme et posé, des émotions qui, rageusement, bouillonnaient sous la surface. Et sa voix…. Grave, profonde, une voix chaude d’outre-tombe. 

- Comment…Perdu ?

Elle avait la grâce de ceux qui n’ont aucun défaut, de ces êtres parfaits qui n’existent que dans les légendes, ou dans les romans.. 

- J’ai perdu mon époux, Mademoiselle, il faut m’aider !

La supplique, cette fois, était bien audible, et me fit sortir de ma torpeur. 

- Ici ? Dans le donjon ? 

Il n’était aucun monument au monde que j’aimais plus que le château de Vincennes. J’étais depuis toujours hypnotisée par sa majesté. Haut de 52 mètres de hauteur, construit par Philippe IV de Valois et achevé par Charles V, son petit-fils, au XIVème siècle, le donjon de Vincennes n’avait rien perdu de sa splendeur passée de résidence royale. 

La femme devant moi avait hoché la tête. Je décidai de l’accompagner dans le donjon à la recherche de son mari. 

- Suivez-moi, Madame, je vais vous aider. 

Alors elle me sourit, et je fus étrangement convaincue d’avoir pris la bonne décision. Je la menai dans la cour intérieure, depuis laquelle nous montâmes l’escalier qui menait à l’étude de Charles V. Première pièce à s’offrir à nous lorsque l’on montait l’escalier de service qui se trouvait à l’intérieur du châtelet, l’étude du roi devait avoir été un endroit somptueux en son temps. Il me plaisait assez d’y imaginer Christine de Pisan en pleine conversation avec Charles le Sage, devisant avec animation des dernières découvertes de l’époque. Malheureusement, le décor magnifique de la pièce avait été saccagé par les révolutionnaires français lors de leur arrivée dans la forteresse. L’ancien statut de résidence royale du lieu n’avait certes pas joué en sa faveur. 

Je me tournai à nouveau vers la femme. Nous étions seules dans la pièce et elle se tenait derrière moi, des larmes nacrées dans ses yeux d’onyx. 

- Tout va bien ?

Son « oui » du bout des lèvres m’effraya. Elle était fascinante autant qu’inquiétante. Nous traversâmes la passerelle qui menait à l’intérieur du donjon pour arriver au premier étage, dans la salle centrale qui avait servi de salle de bal et de salle du conseil du temps de Charles V. Le donjon était une construction carrée, flanquée aux angles de tourelles circulaires. Dans chacune de ces tourelles se trouvait une petite pièce. 

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La Salle du Conseil, ©Sylvain Gaïo

 

J’eus, l’espace d’un instant, alors qu’elle marchait derrière moi, une impression très désagréable que je serais bien incapable de qualifier, et fus saisie d’un frisson. 

Ma pièce préférée, au premier étage, était indéniablement la petite pièce circulaire qui avait servi, au XVIIIème siècle, à enfermer Mirabeau. Il régnait toujours à cet endroit du donjon une ambiance très particulière, au parfum d’aventure et de railleries, sur fond de Révolution. Depuis cette petite cellule dans laquelle il fut enfermé par lettre de cachet, Mirabeau avait maille à partir avec le marquis de Sade, enfermé au même moment dans une cellule voisine. Leurs échanges d’insultes en tous genre étaient devenus légendaires au château. Lorsque Charles V avait installé sa résidence favorite dans le Donjon de Vincennes en son temps, il était sans doute loin d’imaginer que ce dernier serait transformé en prison à La Renaissance, et que moult prisonniers célèbres dormiraient sur des paillasses dans ce qui fut un jour chapelles royales et garde-robes. 

Mais au premier étage comme ailleurs, pas de trace du mari de ma visiteuse. Juste une vieille dame et sa petite-fille, admiratives des peintures du XVIIIème siècle, posées là par des prisonniers en proie à l’ennui, et sans doute, au froid terrible de l’hiver dans la prison de Vincennes. 

Alors je l’emmenai à l’étage supérieur, dans ce qui fut un jour la chambre royale. Charles V y recevait ses invités les plus prestigieux, et j’étais chaque fois que j’y posais le pied, séduite par la beauté des peintures d’époque, qui subsistaient au plafond, conservées par les siècles de feux de cheminées, qui avaient déposé sur les pigments une couche de suie qui les avaient protégés. Rouge vif, bleu roi et fleurs de lys or accueillaient le visiteur dans une parade luxueuse et témoignaient à eux seuls de la splendeur passée de la pièce. Dans les tourelles d’angles, ou s’étaient un jour trouvées les latrines de Charles V et le trésor royal, pas de traces non plus d’un quelconque époux. Mon inconnue était toujours derrière moi, vêtue de noir jusqu’aux gants. Je me souviens avoir pensé qu’il était étrange de porter des gants un jour de grand soleil. 

Je regardai alors en détail sa tenue. Elle semblait tout droit sortir d’un autre temps, avec sa robe noire et droite qui s’arrêtait au-dessus du genou et ses petites chaussures à talons bas. Elle portait un chapeau et des gants, noirs, qui me firent penser à ces photographies des années 30 ou 40 que l’on voyait parfois dans les livres d’histoire. Elle était déroutante, enchanteresse, et un peu effrayante. Je me demandais ce que j’étais en train de fabriquer, à chercher partout dans le donjon le mari de cette femme inconnue. 

- Je suis désolée, Madame, mais je ne vois personne… Êtes-vous bien certaine que votre mari se trouve dans le donjon.

- J’ai perdu mon époux, Mademoiselle, il faut m’aider. 

Je ne savais ni quoi faire ni quoi lui dire. Il me revint alors que l’un de mes collègues donnait une visite dans les parties hautes du donjon. Les trois derniers étages de la tour ; sans compter la terrasse qui accordait aux grimpeurs émérites des 250 marches qui y conduisaient, une vue imprenable sur la capitale qui s’étendait au pied de la forteresse ; n’étaient accessibles qu’à un petit nombre de personnes, certains jours de la semaine et avec un guide seulement. Désireuse de ne pas rester seule plus longtemps avec mon inconnue, et songeant que cet époux qu’elle cherchait se trouvait peut-être dans le groupe qui visitait les étages supérieurs, j’ouvris la grille et l’invitai à me suivre dans l’étroit escalier en colimaçon aux marches hautes. Comme aucun son ne nous parvenait des étages supérieurs, j’en déduisis que mon collègue devait déjà se trouver sur la terrasse. 

Pour rompre le silence, je lui expliquais qu’au troisième étage du donjon se trouvait au Moyen-Age la chambre destinée au Dauphin de France, fils du roi. Mais le fils de Charles V, Charles IV, n’y avait jamais dormi. Lorsque sa chambre fut enfin prête à l’accueillir, il avait déjà obtenu ses 13 ans révolus, âge de la majorité, et succédé à son père. La chambre était restée vide. Elle avait retrouvé un usage quand Vincennes était devenu prison, et qu’on y avait enfermé jésuites et autres trouble-fêtes du temps des rois. Elle demeura sans rien dire, imperméable à mes explications. 

Je passai l’étage, sachant pertinemment qu’aucun des visiteurs n’aurait pu s’y trouver isolé. Nous faisions toujours extrêmement attention à ne laisser personne en arrière dans cette partie du donjon. 

Nous arrivâmes au quatrième étage. Je comptai me rendre directement sur la terrasse, mais j’entendis derrière moi la respiration de mon inconnue s’accélérer et la porte qui permettait d’accéder à la pièce centrale grincer. 

- Paul ! 

Je me retournai, elle était déjà dans la pièce. Elle se tenait au pied du pilier central, seule.  Pas de trace de son mari, contrairement à ce que semblait suggérer le prénom qu’elle venait de crier. Si l’on pouvait appeler cela un cri. Sa voix grave, presque caverneuse avait résonné dans la pièce. Je sentis s’accélérer les battements de mon cœur. Cette fois, j’avais peur, vraiment peur. J’aurais été bien incapable de dire si elle avait parlé, hurlé ou chuchoté. 

J’entrai à mon tour dans la pièce. Et pour rompre mon malaise, je lui débitais l’histoire du lieu : la particularité du donjon de Vincennes, c’est que toutes les pièces centrales, bien que très hautes sous plafond, n’étaient soutenues que par un seul pilier central qui dégageait le reste de l’espace. Mais le pilier du quatrième étage était, de tous, le plus spécial. La pièce avait une histoire différente des autres. Il y régnait toujours une atmosphère particulière, presque solennelle. Elle était nue, les murs sans aucune trace de peinture, même substantielle, et des fenêtres partout. Au Moyen-Age, elle servait aux gardes pour leurs tours de ronde. Au XXème siècle, elle avait vu des soldats nazis s’installer entre ses murs pendant l’occupation. Des SS, mais pas seulement. Une unité de l’armée allemande, le NSKK, avait élu domicile à cet endroit du château. Cette unité était composée de soldats aux nombreuses nationalités, enrôlés par l’armée allemande dans les pays conquis. Ces soldats avaient laissé sur le pilier central leurs noms, graphités sur la pierre, fragile témoignage de leur présence à cet endroit du château, avant qu’ils ne soient délogés par l’armée américaine à la Libération. Au-dessus des noms allemands, triomphalement entouré au crayon pour signaler la victoire, un nom américain. 

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Le pilier du quatrième étage, ©Virginia Rossi

 

Mon inconnue s’était figée, tremblante, au pied du pilier. Je m’approchais d’elle. Dans ses yeux les mêmes tourments que dans sa voix. Ses grands yeux noirs étaient pleins de fureur et d’un chagrin que les mots ne sauraient exprimer. Espérant y voir ce qu’elle y voyait,  je levai les yeux sur la colonne, qui portait pour toujours les stigmates de la guerre et de l’horreur graphités en même temps que les noms il y a plus de 70 années.. 

Qui étaient-ils ? Des nazis ? Ou bien des désignés volontaires, enrôlés de force par une armée dont ils ne partageaient ni la langue, ni les convictions ? Qui avaient-ils laissés au pays, quand ils étaient partis ? Des femmes ? Des enfants peut-être ? Des familles, qui attendaient leur retour ou leurs nouvelles avec une fiévreuse impatience, priant chaque soir pour les revoir en vie ? Il était arrivé, bien que rarement qu’un visiteur reconnaisse un nom sur la colonne, retrouve un aïeul ou un cousin. Nous avions reçu au château des lettres et des arbres généalogiques retraçant l’histoire d’un de ces noms laissés là par un soldat polonais ou néerlandais loin de chez lui. Je me demandai si mon inconnue avait elle-aussi retrouvé un nom qui lui semblait familier, qui aurait provoqué son émotion. Je détachai mes yeux du pilier central et tournai la tête pour lui demander. 

Je sursautai.

Il n’y avait personne dans la pièce. J’étais seule devant la colonne. J’étais certaine pourtant, qu’elle n’aurait pu sortir sans que je ne l’entende. J’avais repoussé la vieille porte d’époque derrière nous, je l’aurais entendue grincer. Pourtant, je devais bien me rendre à l’évidence, elle n’était pas là. 

Sans vraiment savoir pourquoi, je portai à nouveau le regard sur l’un des noms de la colonne. Un dénommé Paul Hoffmann des Pays Bas. Prise de panique, je sortis en courant de la pièce et fermai la porte derrière moi. Sur le pilier, en dessous du nom de Paul Hoffmann, deux grands yeux noirs comme le charbon avaient brillé, comme soulagés d’être enfin là où ils devaient être. 

Essoufflée, mais terrifiée, je descendis quatre à quatre les marches de l’escalier en colimaçon, empoignai la grille qui séparait le troisième étage du deuxième, accessible à la visite et la fermai derrière moi

Reprenant ma respiration, je regardai autour de moi. J’étais seule dans la chambre royale et je me demandais si cette inconnue avait vraiment existé. Le château de Vincennes était un endroit propice à la rêverie, je pouvais très bien l’avoir imaginée… 

Juliette REGNAULT

 

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