Image d'en-tête : Exposition Peintres spirites et guérisseur, LAM Villeneuve-d’Ascq © Clémence de Carvalho.

L’Art Brut, selon la définition de Jean Dubuffet dans L’Art Brut préféré aux arts culturels, rassemble des « ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, […] de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode ». Ces artistes sont donc des autodidactes, majoritairement des marginaux, ne répondant pas aux normes du monde de l’art, et créant des œuvres originales souvent inclassables. Les institutions culturelles sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à vouloir les intégrer au sein de leurs expositions temporaires ou permanentes, notamment par le biais d'acquisitions ou de demandes de prêts à des musées plus spécialisés comme la Collection de l'Art Brut de Lausanne, le Art et Marges Musée de Bruxelles ou le LAM de Villeneuve d’Ascq.

Quel est l’intérêt pour un musée d’art « traditionnel » de sortir de sa zone de confort en exposant de l’Art Brut ? Mathilde Pavaut a donné quelques pistes de réflexion à ce sujet dans son article « Pourquoi exposer l'art outsider », publié sur ce même blog en octobre 2018 (Pourquoi exposer l'art outside). 

Si l’on s’en tient à la définition de Dubuffet, les œuvres d’Art Brut ne nécessiteraient pas de connaissances en Histoire de l’art pour être comprises ou susciter de l’émotion. Que les musées fassent le choix de les exposer n’est alors pas anodin car ils se positionnent ainsi comme des vitrines de la création dans son ensemble et pas seulement en répondant aux normes de l’institution. Cela peut être l’opportunité d’attirer un public habituellement intimidé par le musée en mettant en avant le décalage de ces œuvres et créateurs par rapport au monde de l’art actuel, souvent considéré comme élitiste et intellectuel. 

Mais une question se pose alors pour les conservateurs ou commissaires d’exposition : existe-t-il une manière particulière d’exposer ces créations pour le moins singulières ? 

La réponse n’est pas simple à trouver puisqu’elle touche à la nature même de ces œuvres, qui n’avaient pas pour vocation au départ à être exposées. On identifie aujourd’hui deux tendances opposées à ce sujet : l’une, fidèle aux préceptes de Dubuffet, considère que l’Art Brut doit être tenu à l’écart des arts dits « culturels » pour conserver son authenticité. Plus récemment, certains professionnels et théoriciens affirment que mêler l’Art Brut au courant dominant serait tout à fait possible, et que cette association serait même bénéfique pour les deux côtés. 

Décloisonner l’Art Brut : le dialogue avec l’Art conventionnel

Les défenseurs de l’Art Brut, en accord avec Dubuffet, considéraient que le dialogue était impossible avec l’Art « officiel », privilégiant l’authenticité en le protégeant des contacts avec l’extérieur. Pour ces puristes, sortir ces œuvres de leur contexte n’aurait pas de sens puisqu’elles n’ont pas été conçues pour un musée. Ce fût pendant un temps la position de Michel Thévoz, ancien conservateur de la Collection de l’Art Brut de Lausanne (de sa création en 1976 à 2001).

Mais depuis la Biennale de Venise de 2013, l’Art Brut jouit d’un regain d’intérêt dans la sphère artistique institutionnelle. Il rejoint les plus grandes collections publiques ou privées (MoMA, Centre Pompidou, tate Modern…) et de nombreuses expositions, publications et colloques voient le jour : citons la prestigieuse édition Citadelle & Mazenod qui consacre un ouvrage à l’Art Brut en 2018 sous la direction de Martine Lusardy (directrice de la Halle Saint-Pierre à Paris), ou l'exposition « Esprit, es-tu là ? Les peintres et l’Au-delà » qui s’est tenue de juin à novembre 2020 au Musée Maillol à Paris, rendant hommage aux peintres spirites Augustin Lesage, Victor Simon et Fleury-Joseph Crépin.

Avec l’effacement progressif de la catégorisation des arts, propre à l’Histoire de l’art traditionnelle, la création contemporaine s’ouvre au travail des artistes « amateurs », en réaction aux normes trop fortes imposées par l’art contemporain.

Certains commissaires d’exposition ou conservateurs s’autorisent donc à transgresser les préceptes de Dubuffet car sa vision serait selon eux trop réductrice et marginalisante. En choisissant de lire l’Art Brut à partir d’un seul point de vue, celui-ci serait intentionnellement placé de côté et sa lecture ne serait donc que partielle.

Delphine Dori dans son article Exposer l’Art Brut et l’art contemporain : le rôle des commissaires d’expositions publié en 2011 dans la revue Marges, cite l’exemple du commissaire d’exposition Harald Szeemann qui avait un avis très tranché sur la question1. Il n’y avait selon lui pas lieu de faire une distinction entre l’art « outsider » et « insider ». Il souhaitait briser les murs qui subsistaient entre ces deux mondes en les exposant ensemble, pour donner ainsi aux créateurs bruts le statut de véritables artistes.

De nombreuses institutions ont adopté cette tendance au décloisonnement de l’Art Brut comme à la Maison Rouge à Paris (aujourd’hui définitivement fermée), aux Musée des Beaux-Arts de Liège, au Musée Maillol ou au Mac’s du Grand-Hornu par exemple. Citons également la collection du LaM de Villeneuve d’Ascq et la volonté du musée de mêler ses différents types de collections à travers des expositions comme « Danser Brut » en 2019.

Mais Christian Berst, galeriste spécialisé dans l’Art Brut, vient nuancer ce débat en affirmant dans un interview pour Artpress en 2013  : « On a, avec Dubuffet le “séparatiste” d'un côté, et Szeemann “l’intégrationniste” de l'autre, les deux approches qui ont prédominé jusqu'ici. Je privilégierai une troisième voie, étroite mais plus équilibrée, qui ne gomme pas l'altérité par essence des œuvres, sans pour autant les ghettoiser ou les stigmatiser »2

Car décloisonner l’Art Brut et le juxtaposer à des œuvres plus conformes aux normes des musées c’est aussi prendre le risque d’éloigner l’œuvre de son créateur, et donc de son contexte de création pourtant primordial.

De la nécessité de contextualiser les œuvres

L’artiste « Brut » est souvent issu des marges de la société. La plupart du temps il souffre de pathologies psychologiques, même si de nos jours la définition a tendance à s’ouvrir à une plus large palette de personnalités. Il créé principalement pour illustrer ses tourments, par nécessité, répondant à un besoin profond sans prendre en compte un éventuel regard extérieur. Il parait alors primordial pour comprendre une œuvre d’Art Brut d’avoir connaissance du vécu de son artiste.

Pour répondre à cette nécessité, la Collection de l’Art Brut de Lausanne a fait le choix de mettre à la disposition de son public des cartels détaillés pour toutes les œuvres exposées. Sans ces explications, elles perdraient en effet une grande partie de leur sens, car elles sont intimement liées à la biographie de leurs auteurs. Prenons l’exemple de l’Américain Dan Miller. Ses accumulations de lignes jusqu’à saturation auraient-elles la même portée si le visiteur n’avait pas connaissance de ses troubles autistiques et de son besoin obsessionnel de superposer lettres et dessins jusqu’à atteindre l’abstraction ? Ces cartels touchent à l’émotion de ceux qui les lisent, ce qui rend les œuvres d’autant plus troublantes.

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Cartel de la Collection de l’Art Brut - Lausanne © V.E.

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Dan Miller - Collection de l’Art Brut - Lausanne © V.E.

 

Mais au-delà de caractéristiques sociales, la notion d’art brut repose aussi sur des particularités esthétiques et c’est ce que cherchent à mettre en avant certains commissaires d’exposition, en présentant ces œuvres sans aucun cartel. Considérant que baser l’interprétation d’une œuvre sur des critères sociologiques souvent perçus comme négatifs serait réducteur, ils font le choix d’effacer cet aspect en mettant plutôt en valeur la maitrise technique et les qualités esthétiques, prenant le parti de dire que les œuvres se suffisent à elles-mêmes.

La mise de côté des données sociologiques et pathologiques des artistes bruts peut aussi être une réponse à une question éthique. Puisque dévoiler des détails intimes au public peut apparaitre comme une violation de leur intimité, doit-on mettre des cartels qui résument leur dossier médical à chaque présentation de leur travail ? C’est la question que se pose Christian Berst, privilégiant la valorisation de ces pathologies, qui sont finalement pour lui des particularités qui rendent ces artistes uniques. 

Un retour à des questionnements fondamentaux 

La perception de l’Art Brut évolue au fur et à mesure de ces nombreux débats et il est sûr qu’ils ne s’achèveront pas de sitôt puisque même sa dénomination est encore sujette à questionnements, comme en témoigne le nom du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy prévu en mai 2022 : « de quoi l’art brut est-il le nom ? », sous la direction de Christian Berst et Raphaël Koenig (https://cerisy-colloques.fr/artbrut2020/). Cet évènement sera l’occasion d’interroger la notion d’Art Brut, son histoire, sa matérialité et ses liens avec le monde de l’art grâce aux interventions de différents spécialistes internationaux du sujet, commissaires d’expositions et critiques d’art parmi lesquels Jean-Hubert Martin, Marc Lenot et Claire Margat.

Ainsi l’Art Brut, au-delà d’alimenter les salles d’exposition en œuvres singulières, invite les institutions à se réinterroger sur des sujets primordiaux tels que la notion du Beau, l’Esthétique, le statut de l’artiste et de l’œuvre d’art, mais aussi les dimensions éthiques et philosophiques de leurs missions au sein du paysage culturel.

 

Valentine Equy

 

1 Delphine Dori, “Exposer l’Art Brut et l’art contemporain : le rôle des commissaires d’expositions”, Marges, n°12, 2011.
 2Claire Margat, « Exposer l’Art Brut aujourd’hui », Artpress2, n°30, « Les mondes de l’Art Brut », 2013.

 

Collection de l’Art Brut de Lausanne : https://www.artbrut.ch/

Galerie Christian Berst : https://christianberst.com/ 

Art et Marges Bruxelles : https://www.artetmarges.be/fr/ 

 

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