Alter Natives est une association Loi 1901 fondée sur une convention en vertu de laquelle deux personnes au moins décident de partager leurs connaissances et/ou leur activité dans un but autre que le partage des bénéfices ou la recherche de profit. S’adressant à tous, elle conduit des actions dans lesquelles les jeunes personnes sont les premières bénéficiaires.

 Mais qu’est-ce que ce type d’association apporte aux musées ? Comment peut-elle être porteuse de nouvelles pratiques qui poussent à réfléchir sur les héritages coloniaux et leur réappropriation par les nouvelles générations ?

Image d'en-tête : Médiation au Château des Ducs de Nantes, Mobiles Mémoires 2020 © Alter Natives

 

J’ai découvert Alter Natives au sein de mon apprentissage en septembre 2020. A l’instar de la recherche documentaire et de la préparation des médiations pour lesquelles j’avais été engagée, j’ai compris ce que l’expérience associative supposait au sein d’un projet organisé à Nantes en octobre de la même année. Le programme proposait aux jeunes adhérents de découvrir l’histoire de la ville à travers les traces de la « traite négrière » passée et de l’économie développée à travers l’esclavage. Le troisième jour était proposée une visite urbaine partant du Château des Ducs et se terminant au Mémorial de l’esclavage. La médiation se finissait au sein de ce lieu symbolique et fort, qui invite plus au recueillement qu’à la réflexion. Pourtant, ces jeunes, postés devant les citations abolitionnistes, parlaient d’Haïti, devenue indépendante en échange d’une dette nationale de 150 millions de francs d’or, de l’esclavage persistant au Mali ou du sénateur américain Tom Cotton qualifiant l’esclavage américain de « mal nécessaire ». J’ai été frappée par l’absence de distance entre ces jeunes et ces questions raciales et du calme qui s’installait progressivement autour de moi en les écoutant parler. Aucun n’avait de colère ou de dénonciation virulente à porter. Ce qui les dérangeait et les stimulait était plutôt ce silence laissé par l’édifice, comme si la mémoire portée par ces questions coloniales devait se faire à travers l’omission de la parole.

Qui sont les adhérents d’Alter Natives ?

Alter Natives touche chaque année 75 à 90 adhérents. Acteurs et bénéficiaires des projets, certains sont nés sur les terres d’anciennes colonies françaises, d’autres portent dans leur famille des mémoires collectives multiculturelles, d’autres, encore, ont vécu les épisodes nord-américains du Black Live Matter comme un écho profond de leurs maux sur le territoire français. Tous partagent l’envie de faire des écarts et des fêlures laissés par les épisodes de la colonisation des interstices leur permettant de se faufiler vers de nouveaux dialogues. Cacher cette histoire, ou la laisser au repos des programmes scolaires et muséaux, n’en recoud pas la plaie mais empêche l’émergence de ces aspérités où naissent de nouveaux liens sociaux. Les héritages de la colonisation et de la décolonisation sont nombreux au sein du patrimoine français. Les voix émergentes en faveur de la restitution de certains objets d’art, au niveau politique, scientifique et social en sont une preuve tangible. Les adhérents d’Alter Natives, résidents sur le territoire francilien, âgés de 15 à 21, portent la volonté de s’approprier ces legs. Leur double culture, ou la double mémoire que porte leur histoire familiale, alimente souvent cette volonté d’interroger collectivement les objets pris entre l’histoire croisée de la France avec les autres continents.

Mobiles Mémoires : une expérience collective

Cette expérience vécue à Nantes est née d’un programme proposé par l’association à partir de 2018. Pourquoi ne pas prendre Le Havre, Cherbourg, Lorient, Marseille ou encore Bordeaux comme terrains d’étude historiques et mémoriels ? Ces places, ouvertes sur la façade maritime, s’imposent comme les témoins qui font l’histoire longue des relations entre la France et les autres continents, notamment l’Afrique, mais également comme de véritables terrains patrimoniaux où les participants acceptent de déployer quatre entrées thématiques différentes : l’exploration du monde avec le mythe européen poussé par la science et le savoir  - la traite des hommes et des femmes mis en esclavage - le second empire colonial français de Napoléon aux indépendances et les migrations - pris comme autant d’épisodes de déplacement des peuples et de leur culture. Ces quatre points d’articulation leur permettent de respirer au sein de ces villes portuaires l’air d’un passé à la brise contemporaine.

Car c’est tout cela qui se joue lorsque l’on se prend au jeu des articulations historiques et d’une synergie qui tend tout à la fois vers le passé et le monde actuel : c’est la reconstitution d’un monde, d’une réalité qui ne peut être peinte que si l’on accepte d’entremêler les tresses d’un monde perdu.

Rapprocher des jeunes franciliens des musées

Alter Natives est une association francilienne née de la volonté d’interroger les usages sociaux du patrimoine. Ses projets empruntent autant aux nouvelles pratiques muséales d’Europe et du Nord de l’Amérique qu’à la volonté de créer une cohésion sociale à partir d’interrogations historiques et culturelles communes. Parler d’Alter Natives et des diverses approches inclusives et participatives qu’elle porte mériterait plusieurs pages. Les outils de communication de l’association le font de manière plus exhaustive, ainsi que ses pages internet1. Néanmoins, l’utilisation des mots « inclusifs » et « participatifs », de plus en plus présents au sein des musées français rend légitime de décrire, ce qui, chez Alter Natives, mérite d’être qualifié comme tel.

Les projets d’Alter Natives ont en commun la volonté de rapprocher de jeunes franciliens des institutions patrimoniales et d’en développer les usages. Ils proposent non seulement de faire du musée des lieux familiaux pour un public qui s’y sent lointain mais également de rendre aux objets patrimoniaux leur qualité de « bien commun ». En périphérie des visiteurs scolaires parfois cyniquement qualifiés par les institutions de « public captif », Alter Natives donne à voir d’autres pratiques associatives où l’invitation faite à ses adhérents de se rapprocher des musées et du patrimoine ne se fait que par la décision, libre et autonome, de chaque participant.

Je crois que cette participation libre et déterminée de jeunes, issus d’horizons différents, liés à des histoires différentes et vivant à des rythmes différents, témoigne de deux qualités : d’abord de la prise de conscience d’une certaine fracture sociale actuelle ; ensuite, de la conviction que créer un dialogue avec les musées et leurs professionnels ménage un espace d’expression et de liberté où émerge une forme de résilience face à des contestations juvéniles contemporaines.

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Médiation au Mémorial de l’esclavage de Nantes, Mobiles Mémoires 2020 © Alter Natives

 

Le participatif est social

Le mot « participatif » a été affilié, depuis la fin des années 1990, aux programmes d’expositions inclusifs et de partenariats entre conservateurs et communautés sources afin de doubler l’approche esthétisante d’une contextualisation des objets extra-européens au sein des collections ethnographiques. L’application concrète de nouvelles pratiques dans les institutions muséales et patrimoniales a permis de rendre une voix sociale et civile aux objets exposés. L’anthropologue James Clifford, théoricien du musée comme « zone de contact » cite l’exemple particulier du musée de Portland, où les cartels explicatifs d’un objet sacré se faisaient grâce au dialogue entre l’équipe du musée voulant parler de l’objet et les anciens Amérindiens souhaitant parler de l’histoire et de questions contemporaines. Cette compréhension mutuelle se retrouvait également chez les « cultural Olympiads » de Londres de 2012 qui intégraient des « comités de jeunes » londoniens au sein de quatre musées nationaux. Il s’agissait d’action de médiation, de réinterprétation de collections permanentes et de co-création d’expositions.

A une échelle plus modeste, ces participants aux projets d’Alter Natives créent un nouveau niveau de dialogue. Rassemblés autour de l’étude de l’histoire des villes portuaires françaises ou autour des collections extra-européennes du Quai Branly, c’est une agora qu’ils forment. Le processus créatif qu’ils portent, que ce soit par des court-métrages, du théâtre ou des médiations leur permet de devenir des acteurs de l’appropriation patrimoniale.

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Affiche du projet Retour sur Benin City, 2018 © Alter Natives

 

En ouvrant un nouveau terrain d’action à ses adhérents, Alter Natives redonne une parole à la société civile et lui fait prendre part au destin des objets et au rapport qu’ils entretiennent avec les nouvelles générations. Elle créé des zones de dialogue entre des acteurs différents, qui se différencient par la relation que chacun entretient avec les institutions. C’est une mobilité des discours et des médiations que l’association nourrit. Ces jeunes bousculent les institutions en interrogeant les silences et en revenant sur des évidences qu’on ne questionne plus. Le dispositif de performance Retour sur Benin City, créé en 2018, invitait ainsi un jeune public à effectuer un travail de recherche sur l’histoire de l’acquisition de bronzes nigérians de Benin City afin de réaliser des performances restituées au musée de Dresde, à Vienne et à Montreuil. Décoloniser le musée devenait ainsi un objectif civil commun qui invitait, pour se faire, à penser la colonisation et l’expliquer à l’aune de notre société et non du silence laissé par la blessure de la domination des uns sur les autres.

Ainhoa Gomez

 1Site internet d’Alter Natives : http://www.alter-natives.org/association/

 

Lien d’un article de Multitudes rédigé par Emmanuelle Cadet, directrice d’Alter Natives, Zone de contact autour d’histoires d’objets mal acquis : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2020-1-page-174.htm#re7no7 
 
Photo de couverture / vignette : Médiation au Château des Ducs de Bretagne, Mobiles Mémoires 2020 © Alter Natives

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