Pour une lecture aussi immersive que l’exposition, munissez-vous de vos écouteurs pour écouter la création sonore Amazônia de Jean-Michel Jarre.

 

Après les incendies très médiatisés de 2019, l’Amazonie a de nouveau fait la une des journaux en mai 2021 en réaction à une étude révélant que la forêt amazonienne brésilienne était désormais émettrice nette de carbone, c’est-à-dire qu’elle rejette désormais davantage de carbone qu’elle n’en stocke. Cette nouvelle alarmante appelle à une prise de conscience de l’urgence écologique et humaine dans laquelle se trouve ce territoire : la déforestation et ses facteurs (exploitation de bois précieux, orpaillage, construction de barrages hydroélectriques, élevage bovin et culture intensive du soja) menacent le biome amazonien en le faisant approcher dangereusement du point de non-retour où celui-ci n’aura plus les moyens de se régénérer. La sécurité et la survie des peuples autochtones est aussi en jeu, l’exploitation illégale des ressources n’hésitant pas à empiéter sur leurs territoires.

C’est à partir du constat de ces prédations que se construit l’exposition Salgado Amazônia, visible à la Philharmonie de Paris du 20 mai au 31 octobre 2021. Plus de 200 photographies de Sebastião Salgado, captées par le photographe au cours de ses nombreux voyages dans la forêt brésilienne entre 2013 et 2019, y sont mises en valeur par la scénographie de Lélia Wanick Salgado. Une création sonore immersive de Jean-Michel Jarre, conçue à partir du fonds d’archives sonores du Musée d’Ethnographie de Genève, entre en dialogue avec ces clichés.

Economiste de formation, Sebastião Salgado débute sa carrière de photographe à Paris en 1973. Il collabore avec plusieurs agences de photographies, dont la célèbre Magnum Photos, jusqu’en 1994 où il fonde Amazonas Images, exclusivement dédiée à son travail. Ses projets photographiques, qui font l’objet de nombreux livres et expositions, le font voyager partout dans le monde. Wim Wenders lui consacre le très beau documentaire Le Sel de la Terre en 2014, qui remporte le prix Un Certain Regard à Cannes. Le projet AMAZÔNIA, consacré à l’Amazonie brésilienne et aux communautés autochtones qui l’habitent, a pour objectif de faire connaître ce territoire et ses habitants et de faire prendre conscience des menaces auxquelles ceux-ci font face. Très engagés pour la causé écologique, Sebastião et Lélia Salgado s’emploient eux-mêmes depuis les années 1990 à reboiser une partie de la forêt atlantique brésilienne dans l’Etat de Minas Gerais, victime de la désertification et de la déforestation. Ils ont créé en 1998 l’Instituto Terra, organisation qui assume des missions de reforestation, de préservation et d’éducation environnementale.

Une plongée visuelle et sonore dans la forêt amazonienne

 

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Photographies aériennes de la forêt amazonienne (vue de gauche) 
Jeux d’ombres stylisées au sol (vue de droite) © Marion Roy

 

Avant même de pénétrer dans la salle, c’est d’abord le son qui enveloppe le spectateur : entre musique concrète et électronique, cette création sonore à la fois inspirée de la bioacoustique et de l’ethnomusicologie saisit par ses basses orageuses et ses mélopées répétitives. Dès l’entrée, la puissance de la musique couplée à la pénombre de la salle transportent le public dans un espace à part, celui de la forêt amazonienne, qui n’est jamais représentée par mimétisme mais toujours évoquée symboliquement à travers une scénographie très minimaliste. Ici, pas de simili-végétaux ni de couleur vert-chlorophylle : les nuances de gris dominent, faisant écho aux photographies en noir et blanc de Sebastião Salgado. Les tirages grand format, encadrés et suspendus à hauteur de buste par un système de filins presque invisibles, sont magnifiés par une lumière qui semble presque émaner de l’intérieur. Cet éclairage crée un jeu d’ombres géométriques, très esthétiques, qui s’entremêlent au sol et mettent en valeur l’objet photographique dans l’espace. La densité de l’accrochage renvoie à celle de la forêt : le visiteur est invité à déambuler entre les quelque deux-cent tirages comme entre autant de troncs, à se perdre sur l’immense plateau ouvert de la salle d’exposition tout en définissant le sens de son propre parcours, en l’absence d’un unique cheminement préétabli. Trois structures elliptiques ponctuent la salle, créant un contraste par leur couleur rouge et leur caractère clos : la forme de ces espaces s’inspire des ocas, habitations traditionnelles communautaires de certains peuples autochtones d’Amazonie, afin de montrer qu’il s’agit d’une forêt habitée, loin de l’image fantasmée d’un « enfer vert » indompté et impénétrable.  

Portraits et paysages : visages d’une forêt en péril

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Espace ouvert et nuances de gris pour les vues de paysages (vue de gauche) 
Espace fermés, formes fluides et couleur rouge des parois des modules inspirés des habitations traditionnelles (ocas) (vue centrale et de droite) © Marion Roy

 

Le parcours se construit autour d’un dialogue entre ces deux pôles : paysages naturels dans le vaste espace ouvert, portraits de peuples autochtones dans l’espace délimité des ocas. 

Afin de rendre compte avec justesse de la diversité du biome amazonien – qui recouvre 63% de la surface du Brésil –, les photographies de paysages font la part belle aux vues aériennes, prises depuis un hélicoptère. Ces clichés, dépourvus de présence humaine, s’organisent selon cinq thèmes principaux : certains, comme celui de la forêt, sont très attendus, tandis que d’autres mettent en valeur des aspects moins connus du territoire amazonien tels que ses zones montagneuses ou l’archipel d’eau douce des Anavilhanas. D’autres encore détaillent des phénomènes spécifiques du biome amazonien, à l’instar des pluies torrentielles et des « rivières volantes » issues de la vapeur d’eau rejetée par les arbres de la forêt, essentielles au renouvellement des stocks d’eau douce de la planète. De courts cartels localisent et contextualisent chaque photographie en lien avec ces thèmes. 

 

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Sebastião Salgado, Parc National d’Anavilhanas, archipel fluvial du Rio Negro (Amazonas) (gauche);
Sebastião Salgado, Arbre de la région de la rivière Tapajos, près de Santarém (Pará) © Marion Roy

 

En contrepoint de ces paysages porteurs d’une indéniable force esthétique, les modules inspirés des ocas présentent sur leurs parois internes et externes des portraits d’Amérindiens issus de douze communautés autochtones, parmi les 188 vivant en Amazonie brésilienne : peuples du Xingu (Kuikuro, Kamayurá et Waurá), Awa-Guajá, Zo’é, Suruwahá, Yawanawá, Marubo, Korubo, Ashaninka, Macuxi et Yanomami. Présentées ethnie par ethnie, ces images mettent en lumière la variété des origines, des langues et des modes de vie de ces peuples. Chaque personne représentée dans un portrait individuel ou collectif est nommée, à l’encontre des images journalistiques ou ethnographiques plus anciennes, souvent anonymes. Ces images, parfois accompagné d’anecdotes, donnent une dimension incarnée à la série photographique et à l’exposition.  

 

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Bela Yawanawá, Village de Mutum, Territoire Indigène du Rio Gregorio (Acre), 2016 (gauche) ;
Chaman Moisés Piyãko Asháninka, Territoire Indigène Kampa do Rio Amônia (Acre), 2016 centre)
Têtê-Shavô, Village Marubo de Morada Nova, Territoire Indigène Marubo de la vallée de Javari (Amazonas), 2018 (droite) © Marion Roy

 

Ces photographies sont porteuses d’une puissance esthétique indéniable : dans la lignée de sa précédente série Genesis (2004-2011), Sebastião Salgado choisit de montrer la beauté de ce territoire pour convaincre de la nécessité de le préserver. Toutefois, on peut regretter que ces images ne se concentrent que sur l’aspect édénique de cet écosystème, en ne représentant jamais directement la violence des dégradations qui constituent pourtant une réalité de plus en plus préoccupante en Amazonie. Par ailleurs, le choix de séparer les peuples et le milieu dans lequel ils vivent en deux espaces scénographiques distincts, suivant la traditionnelle et occidentale distinction entre nature et culture, semble relativement classique. Cette séparation a néanmoins l’avantage d’être claire et didactique pour un public non spécialiste. Le lien entre les communautés photographiées et leur environnement est en outre établi à travers les vidéos présentées au centre des ocas : celles-ci mettent l’accent sur les luttes autochtones qui sont au cœur des témoignages présentés.

Donner la parole aux peuples autochtones amérindiens

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Témoignage vidéo au sein d’un module oca © Marion Roy

 

Ces courts films documentaires, captés par le journaliste et spécialiste du monde amazonien Leão Serva, donnent directement la parole à des chefs, chamans ou autres représentants autochtones plutôt que de parler en leur nom. La scénographe Lélia Wanick Salgado souhaitait « faire entendre [aux visiteurs] les voix des peuples de la forêt, leur faire comprendre comment ils vivent et perçoivent le monde » (Journal sonore de l’exposition). Le visiteur peut ainsi voir s’exprimer, face caméra et dans leur langue respective, les chefs Afukaka Kuikuro, Kotok Kamayurá, Biraci Yawanawá et Piyãko Asháninka, le chamane Mapulu Kamayurá ou encore Davi Kopenawa Yanomami, le célèbre porte-parole des Yanomami. Ces témoignages viennent compléter les photographies de Salgado en faisant état des problèmes rencontrés par ces peuples face à la situation politique et environnementale au Brésil. Tous les témoignages évoquent les changements dramatiques qui ont eu lieu au cours des dernières décennies : sécheresses et température croissante, incendies, déforestation au profit de l’agriculture, de l’élevage et de l’exploitation du bois, pollution des sols et des rivières du fait de l’activité aurifère, menace des barrages hydrauliques, invasion de groupes de chasseurs… La majorité de ces témoignages n’hésite pas à dénoncer avec force le gouvernement de Bolsonaro, dirigeant climatosceptique qui voit l’Amazonie comme une ressource à exploiter, soutient les gros exploitants de l’agrobusiness et de l’industrie minière et ne cache en rien son hostilité envers les peuples autochtones. De chacune de ces vidéos émane une volonté forte de faire entendre sa voix, de s’organiser afin de résister et de répliquer. Le message qui sous-tend l’exposition passe donc explicitement par ces captations audiovisuelles, destinées à sensibiliser le public occidental à la situation et aux combats autochtones. 

Première incursion en territoire bioacoustique

Cette sensibilisation passe aussi par les sens : la forte identité sonore de cette exposition justifie sa présence au sein de la Philharmonie, qui fait ainsi ses premiers pas dans le domaine de la bioacoustique. La création sonore de Jean-Michel Jarre, diffusée en stéréo dans tout l’espace de l’exposition, a été composée en écho aux photographies de Sebastião Salgado. Le pionnier de la musique électronique française, engagé en faveur de l’écologie depuis les années 1970, dit avoir construit cette musique hybride « comme [s’il] disposait d’une boîte à outils, constituée d’objets sonores singuliers », en mêlant des éléments naturels, ethnographiques, orchestraux et électroniques afin d’évoquer la forêt dans l’imaginaire des auditeur·rice·s. Une attention particulière a notamment été portée aux basses fréquences, particulièrement présentes dans un paysage sonore forestier (Journal sonore de l’exposition).

Cette création s’est nourrie des archives du très riche fonds ethnomusicologique du Musée d’Ethnographie de Genève, constitué d’une quarantaine d’heures d’archives dont environ trente ont été recueillies in situ au Brésil et en Guyane entre 1968 et 1992 par des spécialistes du monde amérindien. La composition de Jean-Michel Jarre intègre une quarantaine de sources sonores issues de ces archives, enregistrées entre 1960 et 2019 dans plusieurs lieux de l’Amazonie. A l’origine orientée vers les sons de la nature, cette création accorde finalement autant d’importance à la présence sonore humaine qu’aux éléments sonores non-humains, en accord avec la perspective animiste amérindienne selon laquelle les êtres humains et non-humains partagent la même intériorité. L’audition, la perception et la production du son possèdent une importance particulière du point de vue des peuples autochtones : pour eux, le son permet aux êtres humains, aux êtres invisibles et aux animaux de la forêt de maintenir des liens et de communiquer. La présence de cette pièce sonore au sein de l’exposition permet donc de vivre autrement cette déambulation muséale et d’évoquer la forêt par le sensible. 

Deux salles de projection mêlent également expérience visuelle et auditive : des photographies de Salgado y défilent, accompagnées par Erosion (origine du fleuve Amazone) d’Heitor Villa-Lobos – compositeur brésilien qui s’est beaucoup inspiré de l’Amazonie – dans la première salle, et par la création d’un ensemble contemporain brésilien dirigé par Rodolfo Stroeter dans la seconde. 

L’intérêt de cette exposition réside justement dans les regards croisés qu’elle porte sur l’Amazonie : regard photographique de Sebastião Salgado donnant à voir la diversité du territoire et des populations qui l’habitent, points de vue des peuples autochtones à travers les témoignages vidéo, évocation sonore de la forêt par la création de Jean-Michel Jarre qui mêle éléments électroniques évocateurs et archives ethnographiques anciennes et récentes. Les perspectives photographiques et musicales, artistiques et documentaires, historiques et actuelles, factuelles et sensorielles, s’enrichissent mutuellement et constituent autant d’entrées possibles pour sensibiliser le public à la complexité du territoire amazonien brésilien et aux menaces écologiques auxquelles il est aujourd’hui confronté. 

Marion Roy

 

Pour aller plus loin : 

En parallèle de sa présentation à la Philharmonie, cette exposition ouvrira également à São Paulo, Rio de Janeiro, Rome et Londres, afin d’éveiller le public le plus large possible à la menace écologique qui pèse actuellement sur l’Amazonie.  

 

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