Pour une réhabilitation de la notion de matrimoine

Les termes “héritage culturel” et  “patrimoine culturel” sont souvent considérés comme équivalents dans la langue française. Étymologiquement, le mot patrimoine vient de “pater” qui signifie “père” en latin. Or, notre héritage culturel ne se résume pas uniquement à ce que nous ont transmis nos “pères”. Le mot “patrimoine” laisse par contre tout un pan de notre culture : celle portée par nos "mères''. Or, les productions des inventeurs, écrivains, chanteurs, compositeurs, sculpteurs, ou encore industriels sont bien plus documentées et mises en lumière que celles des inventrices, écrivaines, chanteuses, compositrices, sculptrices, industrielles, etc. Des femmes, parfois reconnues pour leurs œuvres ou travaux à leur époque, ont été oubliées en quelques décennies.

Image de couverture : Extrait du spectacle Celles d'en dessous  © Laure Fonvieille

La notion de matrimoine existe depuis le Moyen-Age mais elle tombe en désuétude au profit de la notion de patrimoine. Depuis une vingtaine d’années, le terme matrimoine est réhabilité  pour souligner le rôle que les femmes ont joué dans le développement culturel. L’association Homme-Femme Île-de-France (qui lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes dans les milieux de l’art et de la culture) crée en 2015 les “Journées du matrimoine”. Cet événement entend valoriser l’héritage invisibilisé des précédentes générations de femmes. Il se déroule désormais tous les ans le week-end de la troisième semaine de septembre en écho aux “Journées européennes du patrimoine”.

Une visite atypique proposée par la Cie “La Mort est dans la Boîte”

A l’occasion des Journées du Patrimoine et du Matrimoine, la ville de Nantes a fait un véritable effort dans sa programmation culturelle pour valoriser femmes et hommes qui ont marqué le territoire.  
Le dimanche 19 septembre, les visiteur.euse.s sont en nombre pour une déambulation théâtrale au Cimetière Miséricorde de Nantes. Cinq comédiennes les invitent à un voyage dans le temps. La visite commence au XIXe siècle, sur la tombe d' Elisa Bordillon (1833-1929). C’est Sophie Renou qui incarne Elisa Bordillon et qui explique comment elle a fondé le premier lycée pour jeunes filles, rue de Bel-Air à son retour d’Egypte à Nantes.
Le groupe de spectateur.rice.s se dirige ensuite vers le tombeau de la famille Lefèvre-Utile. Jouée par Emmanuelle Briffaud, Pauline Isabelle Lefèvre-Utile (1830-1922) renaît sous leurs yeux et leur raconte non sans humour le rôle qu’elle a joué en tant que co-fondatrice de la célèbre entreprise LU. Mère de quatre enfants, l’entrepreneuse a géré d’une main de fer les comptes et les employé.e.s de cette biscuiterie de luxe. Elle a soigné notamment l’accueil, la décoration et les emballages des produits qui ont fait le succès de cette industrie.

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Extraits du spectacle Celles d'en dessous:  Sophie Renou interprète Elisa Bordillon (à gauche) Emmanuelle Briffaud joue Pauline Isabelle Lefèvre-Utile (à droite) © Guillaume Gatteau

 

Les spectateur.rice.s quittent Madame Lefèvre-Utile pour faire la rencontre de l’excentrique Topette, jouée par Camille Kerdellant. Topette est issue de la grande bourgeoisie nantaise. Chanteuse de rue dans les années 1920, elle formait avec sa sœur le duo “Topette et Carafon”. Titubante, elle accueille les spectateur.rice.s une flasque à la main. Son discours est confus. Elle interpelle les visiteur.euse.s, les provoque, les amuse avant de leur livrer un terrible secret. Fantôme extravagant, elle disparaît subitement en chantonnant entre deux gorgées d’alcool. 

La visite se poursuit dans un nouvel espace du cimetière. C’est alors à Yvonne Pouzin-Malègue (1884-1947), jouée par Hélène Vienne qu’est rendu hommage. Elle explique aux visiteur.euse.s comment elle a dédié sa vie à la médecine. Elle soutient sa thèse en 1916 et trois ans plus tard elle devient la première femme médecin des Hôpitaux de France. Elle se consacre alors pleinement au traitement de la tuberculose.  

 
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Extraits du spectacle Celles d'en dessous : Camille Kerdellant joue Topette (à gauche) et Hélène Vienne incarne Yvonne Pouzin-Malègue (à droite)  © Guillaume Gatteau

 

La déambulation spectacle se finit sur la tombe de Colette Robertin (1946-2012). La comédienne Manon Payelleville retrace aux visiteur.euse.s la vie et les combats de cette éducatrice et militante de gauche décédée il y a quelques années. 

Celles d’en dessous est un spectacle original qui rend hommage aux femmes inhumées au cimetière Miséricorde. Il propose aux spectateur.rice.s de se plonger dans la vie de cinq femmes aux parcours différents qui ont laissé leurs traces chacune à sa façon. Chaque micro-récit s’ancre à un moment clé de leur vie tout en renvoyant à des événements post-mortem. Par exemple, le personnage de Pauline Isabelle Lefèvre-Utile évoque l’évolution de l’entreprise LU après sa mort tandis que le personnage de Yvonne Pouzin-Malègue fait allusion aux progrès de la médecine dans le traitement de la tuberculose. Ces anecdotes ramènent ponctuellement les spectateur.rice.s dans leur époque et assurent le lien entre “celles d’en dessous” et “celleux d’au-dessus”.

 

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Extrait du spectacle Celles d'en dessous, Manon Payelleville incarne Colette Robertin © Guillaume Gatteau

  

La petite histoire du projet Celles d'en dessous

Le projet Celles d'en dessous naît en 2019 de la rencontre entre Nathalie Bidan et la compagnie  « La mort est dans la boîte ». Laure Fonvieille, directrice artistique de la compagnie et metteuse en scène de Celles d’en dessous explique : « Nathalie Bidan est chargée de la valorisation du patrimoine funéraire rennais. Intriguée par le nom de notre compagnie de théâtre, elle a imaginé que nous ne serions pas effrayées à l’idée de faire du théâtre dans un cimetière. Elle avait vu juste ! » [propos recueillis par Elise Franck] C'est ainsi que Laure Fonvieille a imaginé le projet Celles d'en dessous qui entend valoriser les femmes du passé mais aussi donner à voir les cimetières comme des lieux de mort, de vie, de promenades, de mémoire et d’histoire. La première représentation a eu lieu en juin 2019 au Cimetière de l’Est, à Rennes.

Depuis, d'autres spectacles ont été programmés dans les cimetières de Nantes, Rennes et Strasbourg. Si les spectacles sont sur mesure, la démarche est toujours la même. La compagnie effectue une visite du cimetière qu'elle compte investir. Elle repère une dizaine de sépultures. A partir de ce repérage, un choix est arrêté en fonction du contenu qui peut être délivré sur les personnes inhumées et du parcours qui peut être créé entre les tombes.

Afin d’écrire la pièce, la metteuse en scène entame une première phase de documentation grâce à la bibliographie et aux archives existantes sur les protagonistes. Pour le spectacle au cimetière Miséricorde de Nantes, Agathe Cerede, stagiaire au patrimoine funéraire de la ville de Nantes a accompagné dans la compagnie dans ses recherches . Laure Fonvieille a interviewé les associations et les familles des défuntes pour nourrir la pièce. Les textes des pièces sont écrits par Laure Fonvieille mais aussi Manon Payelleville, Sophie Renou et Camille Kerdellant.

Valoriser le matrimoine en ligne.

D'autres initiatives, notamment sur internet émergent pour entretenir la mémoire de ces femmes dont on parle peu ou plus. Le collectif Georgette Sand a par exemple mis en place le Tumblr “Invisibilisées”. Ce Tumblr s’apparente à une base de données valorisant les femmes évincées des manuels d’Histoire ou de sciences. Camille Paix, quant à elle, alimente régulièrement son compte Instagram “Mère Lachaise” avec des portraits et de courts textes. Elle souhaite faire perdurer par ses dessins la mémoire des femmes enterrées au cimetière du Père Lachaise. Son travail est complété d’un plan du cimetière pour retrouver les sépultures des femmes qu’elle illustre.

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Extrait du compte Instagram “Mère Lachaise” © Camille Paix

 

Il se cache dans nos cimetières un matrimoine souvent méconnu. Les artistes d’aujourd’hui s’inspirent de la vie de ces femmes dont on peine parfois à déchiffrer le nom sur les sépultures. Marie Morel, artiste peintre, a par exemple réalisé quatre-cents portraits de femmes ayant joué un rôle dans les domaines scientifiques, politiques, artistiques ou investies dans les luttes sociétales majeures de l’Histoire. Les vies de “celles d’en dessous” continuent donc de nourrir la création contemporaine dans les champs du spectacle vivant, du dessin ou de la peinture. La pièce Celles d’en dessous se jouera de nouveau le 20 mars 2022 au cimetière Miséricorde à Nantes et le 18 septembre au nouveau cimetière de Strasbourg. Serez-vous au rendez-vous pour écouter ce que “celles d’en dessous” ont à vous raconter ?

 Image vignette : Cimetière Miséricorde à Nantes © EF  
 
Elise Franck

 

Pour aller plus loin :

 

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