Mettant les publics au cœur de ses préoccupations, les institutions culturelles cherchent sans cesse de nouvelles façons d’améliorer leur expérience de visite. Pour ce faire, le recrutement de professionnel.le.s aux parcours et compétences diverses est souvent envisagés. Ces politiques d’embauche témoignent d’une volonté d’apport de polyvalence et de transversalité dans les équipes.  

Dans cet esprit, Le Vaisseau, un centre culturel et scientifique dédié aux enfants de 3 à 12 ans, à Strasbourg, a accueilli depuis mars dernier, Clara Speiser, une designeuse produit. A travers un entretien, je vous invite à découvrir son regard neuf et transversal.

 

Peux-tu te présenter ?

« Je m'appelle Clara Speiser, j'ai 26 ans, je suis designeuse d'objet, et actuellement, j'exerce cette fonction au Vaisseau ! » 

 

Peux-tu nous en dire plus sur ton parcours ?

« Mon DUT en science des matériaux m’a appris les différentes familles de matériaux, le verre, la céramique, les métaux, les polymères naturels et les polymères synthétiques et les composites. C'était fascinant ! J'y ai découvert pour chacun les propriétés microscopiques, macroscopiques. C’est, pour résumer, tout ce qui les caractérise et les procédés de fabrication qui leurs sont affiliés. 

A ce stade de mon parcours, j'ai voulu apprendre à mettre en forme ces matériaux qui occupent notre quotidien. J'ai souhaité, moi aussi, leur donner corps et les faire vivre en tant qu'objet. Je suis donc partie en licence professionnelle à l'école de design de Nantes Atlantique pour me former au design d'objets.

Dans cette année charnière pour mon orientation, j'ai rencontré des enseignant.es/designers qui m'ont appris à créer des objets en accord avec un brief client. A travers une série de questions, ils m’ont appris à insuffler des valeurs à un objet, à effectuer un travail de recherche créatif pour donner un sens à l'objet. L'utilisateur est-il un enfant ? Un.e sportif.ve? Un.e retraité.e ? Dans quel lieu va être utilisé l'objet ? Sous l'eau ? En pleine nature ? À l'hôpital ? Dans une cuisine ?

Quelle valeur veut-on que l'objet dégage ?  Veut-on qu'il soit robuste, ludique, minimaliste, honnête, futuriste, biomimétique, délicat, durable, élégant, dynamique,  ....? 

J’ai ainsi appris à m’interroger et définir les nombreuses caractéristiques que possèdera l’objet que je réalise : ses lignes, les matériaux utilisés, leurs aspects de surface, les couleurs choisies et sur quels éléments de l'objet, les mécanismes apparents ou non, les vis visibles et même exagérées, les formes arrondies ou anguleuses, des formes bombées ou très fines, des contours amplifiés, etc.

Je pense qu'à l'issue de cette licence, j'en étais là en termes de design d'objet. J'étais capable de mettre en place une démarche créative pour dessiner un objet pertinent pour un utilisateur et un contexte d'utilisation.

J'ai eu besoin d'aller plus loin, et d'approfondir le design. C’est pourquoi j’ai intégré une Ecole d’Ingénieur à l’Université de Technologie de Belfort Montbéliard et leur formation « Ergonomie design et ingénierie mécanique ».

Cela m’a permis d’obtenir la double casquette ingénieur/designer. 
J'ai appris à me servir de plusieurs logiciels de conception 3d, tels que Solidworks, Rhinocéros et Catia V5. J'ai pu me perfectionner sur ce dernier pendant ces 3 années d'études à un niveau avancé.

Durant cette formation, je me suis également formée aux méthodes et outils pour l'ergonomie et l'éco-conception qui sont des domaines transversaux du design d'objet.

Enfin, j’ai pu découvrir de nouvelles méthodes de créativité, de design thinking tout en m’exerçant au dessin, au maquettage et au prototypage.
Je terminerai là-dessus en précisant que lorsque je conçois un objet, mon objectif est toujours l'utilisateur et l'expérience qu'il va pouvoir vivre à travers l'objet. »

 

Que fais-tu au Vaisseau ?

« Au Vaisseau, je conçois les éléments d'exposition interactifs pour les enfants autrement appelé les manipes. Pour moi, le demandeur, c'est le muséographe. Il veut une exposition qui va raconter une histoire avec les objets interactifs pour véhiculer telle notion.

Suite à sa demande, je réalise des objets fonctionnels, et en adéquation avec la durée de vie de l'exposition qu’elle soit temporaire ou permanente. Pour cela, je dessine, croque, maquette, prototype avec des imprimantes 3d, une découpeuse laser. 

Puis je passe par la phase de modélisation en 3D sur le logiciel Solidworks que j'implémente dans l'espace avec le logiciel SketchUp.

D’un projet à l’autre, je n'ai pas toujours les mêmes contraintes. Parfois, les manipes seront réalisées dans l'atelier de fabrication du Vaisseau, parfois, leur fabrication sera externalisée. L'une ou l'autre option dépendent toujours d'un unique facteur : le budget !
Ces contraintes de départ sont importantes car elles vont énormément impacter la direction artistique que vont prendre les objets.

Pour une exposition à 100% réalisée en interne, les formes des objets dépendront :
      - des machines que l'on possède en interne et des matériaux qui leurs sont affiliés (principalement des plaques de bois)
      - des compétences et des techniques des techniciens
      - du délai du projet, donc du temps imparti pour la réalisation

 

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Des prototypes de manipes pour l’exposition La Caverne © M.D

 

Je cherche le plus souvent à trouver des procédés de fabrication réalisables en interne. Et parfois, je suis amenée à aider à la fabrication finale. Je peins, visse, ponce, fabrique des moules en impression 3d et des contre moules en silicone entre-autre.

Dans cette configuration de création de manipe, je suis limitée en termes de moyens, de machines et de matériaux. Mais aussi contradictoire que cela puisse paraître, j'ai aussi plus de liberté dans mon expression artistique. 

Je m'explique : Dans le cadre d'une exposition à plus gros budget, on peut faire des marchés de scénographie. À partir de là, la direction artistique sera entre les mains de la scénographie. J'aurai alors une posture beaucoup plus conciliante où je serai entre les choix de la scénographie et les faisabilités techniques des fabricants/manipeurs (donc les personnes qui branchent, programment, soudent, fabriquent le produit fini).

Je me trouve alors à la direction de conception des éléments de l'exposition. 

Ainsi, j'intègre dans mon dessin 3D les codes formels et graphiques de la scénographie pour être en accord avec l'univers à naître. Et de l'autre côté, j'intègre dans mes volumes les contraintes du manipeur, c’est-à-dire les passages de câbles, les zones d'accès technique.

Malgré toutes ces contraintes auquel je dois concéder, je suis aussi garante de mes propres choix, que je défends : l'usage et ce que vont faire les enfants avec les objets. Un choix d'usages et des scénarii d'utilisation que j'ai d'ailleurs co-construits avec le(s) muséographe(s) du projet. »

 

Que penses-tu que le design produit peut apporter comme valeur ajoutée à un centre de sciences comme le Vaisseau ou aux institutions culturelles en général ?

« L'utilisateur est au cœur de la conception. En cela, le design s'assure que le parcours utilisateur sera positif.

En tant que designeuse, je pense aux postures, aux tranches d'âges et leurs tailles associées, aux sens mis en jeux pendant l'utilisation, sons, vue, toucher, l'odorat (ce qui me pousse à fuir les matières qui sentent le chimique, le "neuf" !). 

Je pense aussi à l'approche : un jeu de résolution un peu complexe devra être détaillé et rassurant pour guider l'enfant vers la solution. Un jeu qui laisse une grande place à l'imagination de l'enfant devra être très suggestif, presque effacé (ex : il suffit d'un canapé et de quelques oreillers pour qu'un enfant créé une île au milieu d'une étendue de lave).

Le design c'est l'usage, c'est se mettre à la place de l'utilisateur pour lui faire vivre une expérience positive. »

Venue renforcée l’équipe du service de Conception et Développement de Projets, Clara vient répondre à l’un des objectifs : la conception des manipes en interne. Soucieuse de proposer un usage adapté aux enfants, elle assure une conception viable des manipes améliorant ainsi l’expérience de visite des publics.

Focus sur une manipe : De la demande au processus de conception à la phase de réalisation 

Dans le cadre de la toute nouvelle exposition permanente Caverne, portant sur les couleurs dans la lumière et les illusions d’optique, Clara a eu l’occasion de mettre en pratique tout son processus de création. En effet, toutes les manipes de cet espace ont été entièrement réalisées en interne. Nous allons ici nous intéresser à l’espace « Coin du feu » dans lequel Clara a conçu et réalisé le « feu ».  Ce dispositif lumineux vient dessiner l’ambiance de cet espace autour duquel on peut se rassembler en tribu (une famille, un groupe de visiteur.euses en « langage Vaisseau »). Il devient ponctuellement un espace de médiation que les animateur.rices peuvent s’approprier en profitant du dispositif de Clara, qui cache un rétroprojecteur, pour réaliser un théâtre d’ombres.

La réalisation de ce dispositif peut se diviser en plusieurs étapes 

1. La demande 

Cette « étape 0 » permet de comprendre les besoins, ici en l’occurrence des muséographes en charge du projet qui vont co-rédiger le cahier des charges qui est la base de travail de la designeuse.

2. La phase de recherche 

Elle comprend une phase exploratoire à travers des planches d’inspiration et du sketching. Elles vont concerner l'usage et les scénarii, les postures qui sont envisageables, et aussi les matières.

L’idée, à ce moment du projet, est de ne pas se restreindre, et de se laisser aller à la créativité, aucune idée n'est encore à écarter.

 

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Planche d’inspiration pour le dispositif © C.S

3. La phase convergente (cf le design thinking)

Le manque de temps à cette étape du projet ne permet plus d’explorer les différentes pistes pour des questions évidentes de plannings. Il est donc temps de passer en phase convergente et de resserrer ses idées. Pour cela, il faut formuler des concepts, 4 maximum.

Ils sont matérialisés par une architecture produit, donc une forme non définitive, qui suggère l'intention, mais dont le scénario est plus détaillé qu’en phase recherche.

À ce stade, le détail formel et graphique des concepts peut en réalité être plus ou moins avancé. Plus avancé si par exemple le demandeur est très précis sur ce qu'iel désire, ou si la designeuse est libre dans la direction artistique que doit prendre le projet. Moins avancé si la forme se construit en ping-pong avec les scénographes, qui est à la direction artistique, ou bien encore si le produit va subir beaucoup d'évolutions techniques en fonction des prototypes réalisés.

 

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Les trois propositions pour le feu de l’exposition Caverne © C.S

4. Le choix 

Vient finalement l’heure de présenter ses concepts au demandeur.euse.s qui choisiront le plus pertinents selon le projet. Il est parfois possible que ce soit un concept « bis » issu de deux propositions combinées ensemble.

5. La vérification de la viabilité

Il faut ensuite réaliser des maquettes et/ou des prototypes. 

A coup de cartons récupérés, de cutter et de colle, la designeuse conçoit des maquettes. Ce sont des objets statiques dont on se sert pour valider des dimensions et des postures. Il est parfois possible d’utiliser la découpe laser pour des formes difficiles à découper au cutter. Le but, à cette phase du projet, est de limiter au maximum les matières coûteuses et plus « précieuses » que le carton usagé (bois et plastique entre autres).

Quant aux prototypes, ils sont là pour valider des fonctions, qu'elles soient mécaniques ou électroniques. L’utilisation de matières plus coûteuses et de procédés plus précis permet ainsi de rester fidèle aux jeux de mécaniques.

 

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Test des rendus lumière du prototype. © M.D 

6. Définition de l’architecture produit détaillé

Les conclusions des maquettes et des prototypes vont permettre de définir l'architecture produit détaillée, puis de modéliser l'objet en 3D dans sa version finale.

 

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 Architecture produit du dispositif du « feu » © C.S

7. Les plans techniques

On termine par la réalisation de plans techniques pour la fabrication. Dans le cas de Clara, certains plans iront pour l'atelier du Vaisseau et d'autres pour des éléments sous-traités ne pouvant être réalisés en interne.

 

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Tests et échanges sur le rendu avec la scénographe et la muséographe. © M.D
De gauche à droite : Margot Coïc, muséograhe, Céline Daub, scénographe et Clara Speiser, designeuse produit.

 

Il semble important de souligner que toutes ces étapes sont ponctuées d'échanges avec les muséographes, avec les techniciens (du Vaisseau), et aussi avec les prestataires externes. Ce sont ces échanges qui contribuent à préciser le concept et à tendre vers le produit fini le plus adapté possible aux contraintes fonctionnelles, d'usage, de budget et de temps. 
Dans le cas du « coin du feu », les échanges se sont fait conjointement avec la muséographe, la scénographe, l’éclairagiste et les médiateur.rices. C’est avant tout un travail d’équipe pour que chaque partie y trouve son compte et que chacun.e puisse converger vers le meilleur résultat pour les publics.

 

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Le coin du feu dans le nouvel espace d’exposition La Caverne © M.D

 

Cette découverte du métier de designer produit et du processus créatif derrière une manipe ou un dispositif, nous permet en tant que visiteur.euse ou professionnel.le de saisir l’importance du design dans l’expérience de visite des publics d’une institution culturelle. 
Le rôle que tient la co-construction dans le design laisse également la place au différents professionnel.les de la culture de participer, à leur échelle, à la réalisation de ces éléments et à l’amélioration des usages et du confort de visite.
Alors, à votre prochain passage dans une institution ou pour votre futur projet, enfilez vos lunettes de designer, interrogez les usages et regardez votre environnement autrement ! 

 

Manon Deboes

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