Une exposition comme une promenade : c’est ce que propose le LAAC de Dunkerque avec l’exposition rétrospective « Marinette Cueco, L’Ordre naturel des choses », présentée du 16 octobre 2021 au 6 mars 2022. C’est un petit morceau de campagne qui a été accroché sur les murs blancs ou posé sur le sol du musée. L’artiste cueille, glane, ramasse, collecte, puis noue, tisse, tresse, tricote ou entrelace les matériaux végétaux qui sont au cœur de son travail ; elle en fait aussi des herbiers, les enroule en pelotes ou les assemble à des fragments minéraux. Ses œuvres restituent, presque intactes, l’odeur des champs, la sensation granuleuse des graminées qu’on égraine, la caresse de l’herbe mouillée sous les pieds et la solitude des longues marches sous la pluie. Cette exposition thématique rétrospective, qui s’inscrit dans un mouvement de redécouverte de l’artiste, balaye les différentes périodes de création qu’elle a traversées et donne à voir les techniques et matériaux explorés. 

Née en Corrèze en 1934, Marinette Cueco est d’abord initiée aux pratiques textiles dans un cadre familial. Dans les années 1960, elle approfondit cette technique par une formation en tapisserie, à une époque où ce medium est en plein renouvellement avec des artistes telles que Sheila Hicks ou Magdalena Abakanowicz. Elle abandonne peu à peu les matériaux textiles déjà transformés (laine, coton ou lin) vers 1970 et détourne ces techniques pour les appliquer aux matières végétales, en commençant par tresser des herbes fraîches in situ, sans les arracher. Elle fabrique ensuite des tissus végétaux ajourés aux formes géométriques aléatoires, conçus à partir de végétaux ramassés lors de cueillettes réalisées notamment en Corrèze, où elle travaille une grande partie de sa vie avec son mari Henri Cueco (1929-2017). Elle continue aujourd’hui de créer dans son atelier parisien. 

L’exposition, dont le commissariat est assuré par Evelyne Artaud et Elena Groud en étroite collaboration avec Marinette Cueco, s’organise en quatre salles thématiques correspondant chacune à une technique de création déterminée. La sélection d’œuvres, issues de périodes différentes des années 1980 à aujourd’hui, montre que l’artiste approfondit et fait évoluer chaque technique au fil du temps, parfois sur plusieurs décennies. Ce choix d’un travail par séries lui permet d’explorer les variantes végétales d’une même forme. Au sein de l’accrochage se côtoient le monumental et la minutie du détail : un équilibre s’instaure entre les pièces accrochées au mur et l’installation centrale, posée au sol, qui structure l’espace et fonctionne dans chaque salle comme un ancrage. 

Tresses et entrelacs

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Vue de la première salle, Tresses et Entrelacs © MR

 

La première salle est consacrée à la série des « Entrelacs », qui émerge dès le début des années 1980. L’artiste utilise ici les fibres et les tiges de plusieurs variétés de joncs et de carex qu’elle noue, crochète ou tisse, formant ainsi des réseaux graphiques complexes proches du dessin. Certaines œuvres s’inspirent des formes de la nature, comme la « Grande mue » de 1989 qui évoque celle d’un serpent ; d’autres rappellent les formats classiques de l’histoire de l’art, à l’image des vastes rectangles de « Graminées agrostis des sous-bois entrelacées » présentée sur le mur du fond, ou le tondo formé par les enroulements d’herbes tressées au centre de la salle. L’artiste ne se cantonne pourtant pas à ces références à l’histoire de l’art, à laquelle elle ne cherche pas à correspondre bien qu’elle leur emprunte parfois quelques éléments formels. Elle invente un langage propre, où prédominent les formes géométriques simples telles que le triangle équilatéral, symbole d’équilibre, que l’on retrouve par exemple dans les « Trois triangles » de 1989. Ces formes géométriques sont également présentes dans la récente série des « Entrelacs » : les réseaux de lignes végétales tendues et nouées dessinent de complexes compositions intriquées, qui semblent faire écho aux cartes de navigation des Îles Marshall, en Micronésie. Les arts extra-européens, et notamment ceux du Pacifique, se trouvent justement être l’une des sources d’inspiration de l’artiste.

 

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« Trois triangles » (1991) et « Grande mue, joncs épars et joncs capités » (1989) ; « Entrelacs, joncs capités tendus, noués » © MR

 

Pour Marinette Cueco, la création d’une œuvre commence toujours par de longues promenades pendant lesquelles elle repère les plantes qui l’attirent et se familiarise avec les lieux et les saisons où elle peut les prélever. Puis elle glane, collecte, ramasse ces végétaux qu’elle utilise juste après la cueillette ou met à sécher dans son atelier. Lorsqu’elle décide de se servir d’une plante – rarement plus d’une par œuvre –, elle réhumidifie d’abord les végétaux qui en ont besoin pour être utilisés sans se briser, puis les travaille en adaptant la technique à ses caractéristiques particulières. Elle boucle, noue, tisse, tresse ou tricote la matière dans une lente répétition des gestes réalisés presque toujours exclusivement à la main, en contact direct avec la matière, ne s’autorisant que l’usage ponctuel d’une pince de dentellière ou de philatéliste pour les fibres les plus fines. Elle refuse d’utiliser d’autres outils pour ne pas tomber dans des automatismes formels : elle s’attache au contraire à la découverte de gestes sans cesse renouvelés, aboutissant à des formes inattendues. Elle adapte son projet aux contraintes du matériau, le laissant guider ses gestes dans une forme de lâcher-prise compensé par la rigueur de son travail. Selon elle, « à chaque plante correspond un geste ; à chaque plante nouvelle correspond un autre vocabulaire plastique, un autre graphisme » (catalogue de l’exposition Pierres, ardoises, entrelacs, CAC de Châteauvert, 2020). 

Herbiers 

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Vue de la deuxième salle, Herbiers © MR

 

La deuxième salle est consacrée à la pratique de l’herborisation, qui naît très tôt dans la pratique artistique de Marinette Cueco, sous l’influence des collections d’herbiers anciens du Museum National d’Histoire Naturelle. Réalisés à l’origine pour approfondir sa connaissance des matériaux travaillés, ces inventaires botaniques matérialisent le long compagnonnage entretenu par l’artiste avec les plantes. Il s’agit du « résultat de recherches, de cueillettes et d’[une] approche intime du végétal ». L’artiste n’établit pas de différences entre bonnes et mauvaises herbes – entre herbes sages et herbes folles, selon ses propres termes. Elle ne recherche pas les herbes rares ou précieuses, mais s’applique à connaître chaque plante dans l’ensemble de ses aspects, à comprendre ses caractéristiques et à établir sa généalogie. Dans une pratique presque quotidienne initiée en 1987, elle prélève des fragments de plantes – feuilles, fleurs, graines… – qu’elle assemble sur des feuilles de papier. Les haïkus visuels ainsi formés confèrent une qualité picturale au végétal dans des compositions qui jouent sur la diversité des formes, des rythmes, des textures et des couleurs des plantes. Entre rigueur scientifique et poésie de l’intime, ce journal de bord végétal témoigne de l’exploration menée avec persévérance par l’artiste-botaniste. Dans ses œuvres comme dans sa vie, celle-ci appelle toujours les plantes par leur nom : chaque herbier de la série adopte ainsi le nom de la plante qu’il incarne. Les noms familiers et vernaculaires, parfois chargés d’humour ou de potentiel littéraire (« berceau de la bonne Dame », « doigts de Bouddha »), côtoient les dénominations latines et françaises sur la page, ainsi que le lieu de la cueillette. La plante garde ainsi son caractère unique et sa réalité concrète jusque dans le titre des œuvres. Majoritairement de petits formats, comme les pages présentées sur les murs latéraux de la salle, certaines de ces « herberies » adoptent des formats plus monumentaux, à l’image des quatre compositions qui occupent le mur du fond. Créées à partir de feuilles d’oseille, de rhubarbe ou de poireaux, ou encore d’épluchures d’ail séchées puis encollées sur le papier, ces œuvres magnifient des éléments du quotidien patiemment conservés et valorisés par l’artiste, qui s’inscrit dans une culture paysanne qui veut que rien ne se jette. Les nuances de couleur sont obtenues à partir des variations du temps de séchage de chacune des feuilles. L’installation centrale en feuilles de buis fait écho à ces grands herbiers par son aspect « allover » : ce grand aplat horizontal entre en dialogue avec les œuvres accrochés aux cimaises. 

 

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« Trois pages d’herbiers végétaux sur papier canson ou papier vézère » (1987–) © MR

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Livres d’artiste « Pétales de consolation » et « Couleurs de terre » ; « Herbailles, petits herbiers de circonstance » © MR

 

Dans l’espace reliant entre elles les salles d’exposition, plusieurs vitrines présentent des herbiers de poche, sous la forme de livres d’artiste. Sur de petits leporellos, des pétales de fleurs encollés couvrent les pages : la série des « Pétales de consolation » a été réalisée par l’artiste lors de la maladie de son mari Henri Cueco, puis après son décès en 2017. Les pétales se font matière picturale ; chaque planche révèle la beauté dont recèle un bouquet fané. Dans une autre vitrine sont exposés les « Herbailles, petits herbiers de circonstance », compilation photographique d’herbiers réunis autour d’un thème choisi à chaque tome – Sempervirens, Toxiques et Héroïques, Voyageurs Immobiles, Bris et Débris… Ces vitrines complètent le panorama des différentes formes adoptées par les herbiers de l’artiste. 

Hivernages / Ampélopsis

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Vue de la troisième salle, Hivernages / Ampélopsis © MR
 

Certaines œuvres de Marinette Cueco ne peuvent être réalisées qu’à des saisons précises. C’est le cas des œuvres de la troisième salle, conçues à partir d’ampélopsis – famille de plantes grimpantes ligneuses auquel appartient la vigne. Plutôt que de jeter les débris végétaux issus de la taille de l’ampélopsis qui recouvrait la façade de sa maison en Corrèze, l’artiste les a mis en pelotes au fil de plusieurs hivers, entre 1980 et 2000. L’accumulation de ces enroulements sphériques a conduit à la création de l’installation centrale « Hivernage, pelotes et fagots d’ampélopsis sur terre rouge ». Ces pelotes sont les symboles de formes en devenir – nids, œufs ou cocons –, porteuses de vie et prêtes à éclore. A l’image de l’hibernation de certains animaux qui s’enterrent l’hiver pour mieux renaître au printemps, elles incarnent l’hivernage. L’assemblage de ces pelotes au sol encadre un imposant ovale de terre rouge, dont la couleur soufrée, la matière minérale et la forme de cratère évoquent l’image du volcan de la Solfatare, près de Naples. Minéral et végétal se conjuguent pour dessiner un paysage. Au mur, c’est sous forme d’entrelacs que l’on retrouve les tiges d’ampélopsis, en tondo ou en triptyques.  

 

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« Série d’entrelacs d’ampélopsis joints », 2020-2021 © MR

 

Ardoises

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Vue de la quatrième salle, Ardoises © MR

 

La quatrième et dernière salle donne à voir les expérimentations hybrides de l’artiste, mêlant minéral et végétal dans une exploration des contraires que ces matières incarnent : solide et fragile, dur et malléable, durable et éphémère… Sur le mur de gauche est présentée la série des « Pierres captives », initiée dans les années 1990. Les pierres, ramassées au détour d’un chemin, sont enserrées dans un maillage de cordelettes, ajoutant un élément minéral au sein de ces entrelacs. Les deux autres murs sont investis par les « Ecritures », une série initiée à l’issue d’une tempête ayant causé l’effondrement du toit de la grange du Pouget, en Corrèze. L’artiste récupère les débris d’ardoise, qu’elle perce et ponctue de tresses de joncs ou de graminées. Ces lignes tendues, brisées ou interrompues strient la pierre, traçant des signes proches de l’écriture cunéiforme. Ces œuvres rappellent aussi certains objets de Nouvelle-Calédonie dont l’artiste s’inspire, comme les haches-ostensoir kanaks dans lesquels les tresses en poil de roussette s’entrecroisent autour du manche de pierre en formant des motifs cruciformes et linéaires. 

 

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« Entrelacs et tondos, joncs capités entrelacés et bris d’ardoises d’Alassac » (1994-2000) ; « Grandes ardoises percées et liées par tresses de joncs capités » (1994-1997) © MR 

 

Au centre de la pièce, une autre œuvre monumentale accentue le contraste entre végétal et minéral : le rouge orangé d’une ligne de pétales de magnolias séchés ressort sur le noir bleuté d’une longue bande de bris d’ardoises. La roche pérenne et les fleurs périssables sont réunies dans cette installation qui s’étend sur le sol, tel un chemin de pierre invitant les visiteur·euses à la promenade. 

Une installation in situ dans le jardin du LAAC

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« Petite herberie jardinière pour promeneur nonchalant », Jardin de sculpture du LAAC (2021) © MR

 

L’exposition ne s’arrête pas à l’intérieur du musée : renouant avec les grandes installations en extérieur du début de sa carrière, Marinette Cueco a créé une œuvre in situ pour le jardin du LAAC, intitulée « Petite herberie jardinière pour promeneur nonchalant ». Autour du plan d’eau, plusieurs cercles sont répartis à intervalle régulier. Chacun d’eux est le réceptacle d’un type de matière minérale : morceaux d’ardoise concassée et terre rouge, en écho aux installations présentées dans les salles, mais aussi gravillons de marbre blanc ou encore coquilles de moules et coke de pétrole, en dialogue avec le contexte industriel et maritime de Dunkerque. Les textures et les couleurs fortes – rouge, blanc, noir mat ou bleuté – se répondent et contrastent avec le vert de la pelouse et les reflets de l’eau : l’installation s’inscrit dans le paysage qui l’environne, incitant à y porter un regard nouveau. Elle invite le promeneur curieux à passer les portes du musée et prolonge la déambulation des visiteur·euses de l’exposition. 

 

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« Petite herberie jardinière pour promeneur nonchalant », Jardin de sculpture du LAAC (2021) © MR

 

Une écologie de l’attention et de l’humilité

Habituellement plutôt axée sur les artistes des années 1950 à 1980, dont les œuvres constituent le cœur des collections du musée, la programmation du LAAC affirme avec cette rétrospective une volonté de valoriser le travail d’artistes contemporains plus actuels. L’approche sensible de Marinette Cueco entraîne les regardeur·euses dans son univers : la virtuosité de la technique, proche des savoir-faire traditionnels des tisserandes, des vannières ou des dentellières, fascine et fait office de porte d’entrée vers son œuvre, y compris pour les non-initiés. L’humilité de sa pratique et l’importance accordée à la sensorialité – l’odeur des végétaux, la variété des matières et des textures qui invitent au toucher – fait appel à l’expérience vécue de chaque visiteur·euse. Dénué d’injonctions politiques, le travail de cette artiste-glaneuse est néanmoins porteur d’une écologie de l’attention. Il donne à regarder et à ressentir le monde du vivant dans ses aspects les plus humbles et questionne avec simplicité la relation de l’humain à une nature dont il s’exclue trop souvent. La rétrospective du LAAC, pour combler cet éloignement, contribue à sa mesure à la transmission de nouvelles manières de voir.

« tu ne vois pas, tu ne sais pas voir, au sol
sous tes pieds, les pétales fanés, les feuilles
brûlées, les brindilles, les écorces,
les mousses desséchées, les cailloux brisés,
les roches usées, les coquilles abandonnées,
(…) les pierres éclatées, les argiles colorées,
les mues, les peaux, les écailles, les poils,
les plumes, les duvets, les graine volantes,
les flottantes, les étamines, les pistils,
(…) les herbes renversées,
les bois pourris, les brisures, les fragments,
les éclats, les débris, les déchets… tu ne veux
pas les voir et pourtant ils sont la terre. »
 
(Marinette Cueco, Herbailles, Petits herbiers de circonstance, t.10. Bris et débris)
 

Marion Roy

Pour aller plus loin :

  • Muriel Berthou Crestey, « Entretien avec Marinette Cueco. La fibre du végétal », in Un art amoureux de nature: le land art et ses mutations, p.127-136.
  • Marinette Cueco [cat. exp., Musée d'art moderne de la ville de Paris, Musée des enfants, Musée départemental d'art contemporain de Rochechouart), 1986-1987], Paris : Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1987.
  • Marinette Cueco. Pierres, ardoises, entrelacs [cat. exp., CAC Châteauvert,10 juillet-29 novembre 2020], Paris : LIENART éditions, 2020.
  • Marinette Cueco, Herbailles, petits herbiers de circonstance (livres d’artiste, tomes 1 à 10 publiés). 
  • Site internet du LAAC : https://www.musees-dunkerque.eu/actualites/agenda/detail-laac/marinette-cueco-lordre-naturel-des-choses (le dossier de presse de l’exposition y est téléchargeable).

 

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