La première chose que je remarque, ce sont ses pantoufles. Sous un costume noir très élégant et professionnel, le médiateur qui nous accueille à la Collection de l’Art Brut de Lausanne avec un regard qui brille d'intelligence, porte des pantoufles. D’accord, je pense en réprimant un sourire, ça doit être un exemple de la fameuse philosophie “take it easy” à la Suisse.

La visite démarre, et j’ai une deuxième surprise. Pas de contextualisation historique ou de digression artistique, pas de diligente pérégrination d’une œuvre à l’autre. Dès les premiers mots, il est clair que cette visite ne va rien avoir d’ordinaire ou de banal.

          

Ce jeune homme nous emporte tous (la dizaine très hétérogène de personnes qui constitue notre groupe), avec sa voix et son enthousiasme. Comme un moderne jongleur, il bouge frénétiquement d’un tableau à une sculpture, nous obligeant parfois presque à lui courir après pour ne pas perdre le fil du récit. Il parle des auteurs comme s’ils étaient des amis (le terme artistes est très controversé dans le milieu de l’art brut). Il les appelle par leurs prénoms, souvent avec une expression rêveuse ou amusée, comme s’il était en train d’évoquer des souvenirs partagés.

C’est comme cela, avec une grande douceur, qu’il nous raconte par exemple l’histoire d'Aloïse, de sa naissance en 1886, de son métier de couturière et de ses rêves de devenir cantatrice. Nous apprenons et presque vivons avec elle une passion autant brûlante qu’imaginaire pour l’empereur allemand Guillaume II et nous frissonnons en découvrant  son enfermement dans un asile en 1918, suite à la manifestation d’une exaltation religieuse jugée pathologique. Pourtant ses dessins ne reflètent ni tristesse ni colère, ils sont des instantanées pris dans un univers parallèle de contes et d’amour où le rouge et les fleurs dominent le paysage.

A ce point, notre guide fait une pause et nous fait un signe de conspirateur. En se levant sur la pointe des pieds il atteint une enveloppe qui était posée au-dessus d’un tableau et il nous chuchote : “Une lettre d’Aloïse !”. Il invite alors un des visiteurs, une dame très émue, à la lire à voix haute pour tous. Pendant quelques minutes, nous pourrions ressembler à un groupe de fidèles qui se réunissent en silence dans un lieu sacré, tant la lettre et la voix qui l’accompagnent sont touchantes.

Cette première étape n’est qu’un avant-goût de l’incroyable visite qui nous est proposée. Un voyage de 45 minutes farfelu et un peu fébrile, constellé des personnages fascinants et enrichi d’éléments purement théâtraux : notre surprenant médiateur qui converse aimablement avec une chaise vide pour reproduire l’interview originale avec un des auteurs, ou une canne à pêche abandonné au dernier étage du musée par un des personnages (fictifs) de la narration.

Une fois la visite terminée, les chanceux participants n’ont pas seulement été sensibilisés à l’art brut et beaucoup appris sur plusieurs de ses représentants, mais ils auront vécu une expérience rare et, c’est le cas de le dire, magique.

Les créateurs de cette médiation sont Nicolas (metteur en scène) et Romain (acteur), futurs diplômés de la Manufacture de Lausanne (prestigieuse école de théâtre et danse). Ils ont été sollicités par La Collection de l’Art brut en occasion de la Nuit des Musées et ils ont imaginé cette déambulation extravagante. Le musée souhaitait présenter une médiation originale et n’a pas été déçu : le succès que cette médiation a rencontré est tel qu’aujourd’hui elle est insérée dans la programmation du musée. Croiser le spectacle vivant et les visites guidées n’est pas une expérience inédite dans le monde muséale, mais il est rare qu’une telle liberté soit accordée aux artistes de la part de l’institution accueillante. Nicolas et Romain travaillent pour l’imaginaire et parfois ont demandé des dérogations à l’exactitude “scientifique” : comme tromper les visiteurs en décrivant un tableau devant un autre, le cauchemar de tous les conservateurs !

Les visites de Monsieur Jean capturent et séduisent, guident dans un royaume enchanté et solennel. Seul avertissement, même si Nicolas vous quittera sans que vous ayez le temps de prendre congé des fantômes qu’il aura évoqués sous vos yeux, ils risquent de vous suivre pendant quelques temps.

Par rapport à d’autres médiations de comédiens dans un espace muséal, pourquoi est-ce plus pertinent et réussi dans ce cas ?

 

Lara Zambonelli

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#lausanne


En savoir plus :

  • Collection de l’art brut de Lausanne

http://www.artbrut.ch/fr/21070/collection-art-brut-lausanne

  • Les visites de Monsieur Jean

http://www.manufacture.ch/fr/2109/Les-visites-de-Monsieur-Jean 

Retrouvez l'intégralité des vidéos de la série "Médiations singulières" sur youtube