Biennales peuvent-elles rimer avec impact social ? Plusieurs semblent prendre le chemin de ce pari, à l’image de la dernière documenta qui eut lieu entre Kassel et Athènes en 2017, ainsi que de la prochaine Manifesta qui se déroulera à Marseille du 28 août au 29 novembre 2020. Décryptage de l’histoire et de la réception de deux évènements souvent méconnus.

D’abord nées dans l’objectif de faire porter un regard différent sur la production artistique contemporaine, sur l’histoire de l’art ainsi que sur les façons d’exposer, certaines grandes expositions internationales d’art contemporain - souvent globalement qualifiées de « biennales » peu importe leur temporalité -, ont par la suite évolué vers une sélection d’œuvres de plus en plus connectées à des préoccupations sociales. Puis, récemment, plusieurs sont même sorties de cadres purement artistiques pour proposer des initiatives participatives avec leurs publics, voire même avec tout habitant ou passant susceptible d’être intéressé par leur démarche à l’échelle d’une ville ou d’un territoire. Un constat coïncidant avec la dernière programmation de la quinquennale documenta, ainsi que de la biennale Manifesta.

La documenta, des origines à nos jours

L’exposition documenta vit le jour en 1955, dans l’un des plus anciens musées publics du continent européen, le Fridericianum de Kassel, en Allemagne. Dix ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, elle souhaitait réintroduire l’art à un public qui en avait été privé pendant une longue période, se placer en rupture avec l’exposition d’art dégénéré de Munich de 1937, ainsi que recréer une histoire de l’art contemporain qui avait été rompue avec la guerre, tout en s’inspirant de mythiques expositions mondiales telle que l’Armory Show de New York de 1913, réputée pour avoir introduit l’art impressionniste, cubiste et fauviste au public américain.

Bien que cette exposition n’ait pas été pensée comme un évènement récurrent, après 100 jours d’ouverture, elle connut un tel succès, avec 130 000 visiteurs, qu’elle eut à nouveau lieu quatre ans plus tard pendant une même durée, puis finit par avoir lieu tous les cinq ans dès 1972. Ses éditions successives ont abordé des thèmes variés, souvent proches de la vie réelle et de ses grandes préoccupations. L’art y a souvent été présenté comme un médium porteur de changement social : la documenta 8, de 1987, aborda notamment la perte de l’utopie dans une société capitaliste avancée. La documenta 9, de 1992, souleva la critique de l’eurocentrisme occidental. La documenta 10, de 1997, exposa des œuvres en lien avec le post-colonialisme, l’urbanisme ou encore la signification de l’image dans une société de médias. Chacune de ses éditions furent uniques, dirigées par des commissaires d’exposition donnant un ton global au projet.

 

1. d14 documenta 14

documenta 14, Learning from Athens, à Athènes du 8 avril au 16 juillet 2017 et à Kassel du 10 juin au 17 septembre 2017 ©documenta 14.

 

Toutes eurent majoritairement lieu à Kassel. En 2017, la dernière édition marqua l’histoire de la quinquennale. Adam Szymczyk, son commissaire d’exposition, partit du constat que le contexte dans lequel avait été créée la première documenta avait considérablement évolué et qu’il apparaissait nécessaire de la déplacer ainsi que de positionner le curseur sur une autre situation de fragmentation et de crise, raison pour laquelle il décida d’organiser l’évènement dans une autre ville en plus de la traditionnelle Kassel, en l’occurrence Athènes. Ainsi, pour la première fois en 14 éditions, l’évènement se divisa entièrement en deux et les 163 artistes participants durent proposer une œuvre ou une exposition pour les deux villes.

Son sous-titre, « Learning from Athens » (« Apprendre d’Athènes »), suggérait d’apprendre, dans le contexte de 2017, d’une ville et d’un pays croulant sous une crise économique et migratoire ainsi que sous des recommandations européennes, et donc d’une culture jugée dominée, voire oppressée. En collaborant avec le magazine athénien « South as a State of Mind » (« Le Sud comme état d’esprit »), l’exposition allemande marqua aussi sa volonté de nouer un dialogue entre Nord et Sud, un enjeu qui se retrouve fréquemment dans certaines biennales, particulièrement celles provenant de lieux à l’origine écartés de l’histoire de l’art et de ses circuits, telle que la Biennale de la Havane, qui s’attèle depuis 1984 à mettre en valeur la production artistique contemporaine extra-occidentale.

Dès lors, bien que certaines thématiques étaient présentes dans plusieurs éditions passées de la documenta, comme le déplacement de regard sur une ville et sur un territoire, ou la volonté de changement social, celles-ci parurent renforcées dans le contexte athénien à l’aide d’une programmation axée sur des projets à la fois artistiques et citoyens, proposés pendant, avant et après la quinquennale.

 

Shamiyaana—Food for Thought: Thought for Change

Rasheed Araeen, Shamiyaana – Food for Thought: Thought for Change, 2016-2017 ©Photo Yiannis Hadjiaslanis.

 

Rasheed Araeen présenta par exemple l’œuvre Shamiyaana – Food for Thought: Thought for Change sur la populaire place Kotzia, une installation colorée de shamianas (tentes traditionnelles pakistanaises de mariage) revisitées, dans lesquelles visiteurs tout comme passants furent invités à venir s’installer de préférence entre inconnus et à partager un repas gratuit ensemble, cuisiné par l’organisation Earth d’intégration de réfugiés et de demandeurs d’asile en Grèce. Deux repas quotidiens gratuits furent proposés chaque jour, du 8 avril au 17 juillet 2017. 

 

3. Rick Lowe DR

Rick Lowe, Victoria Square Project, 2017 ©DR.

 

Rick Lowe, lui, s’intéressa à la situation de la place Victoria dans le quartier central de Kypséli, occupée à l’origine par des tentes de migrants. Il y monta le Victoria Square Project avec les artistes Klea Charitou et Elli Christaki, dans un local qu’il loua et dans lequel il créa un espace de mieux vivre ensemble et de valorisation du quartier, en partenariat avec la municipalité. Workshops, cours de langue, espaces de discussions et de conception d’exposition y fleurirent pour créer des liens entre les habitants du quartier et les migrants, de sorte que chacun puisse trouver sa place et se faire entendre. Aujourd’hui, cet espace est toujours en activité.

Avant l’ouverture officielle de l’évènement à Athènes et Kassel fut également proposée une programmation publique, dirigée par le philosophe et activiste Paul B. Preciado et intitulée « The Parliament of Bodies » (« Le Parlement des corps ») : un espace de débat et de critique, où artistes, activistes, publics, passants, réfugiés, locaux, internationaux et encore universitaires purent se poser collectivement des questions autour de moyens de pallier un effondrement démocratique, entre autres.

L’équipe de la documenta avait choisi le titre de ce pré-programme après avoir constaté que les institutions publiques grecques ne remplissaient pas leur devoir de représentation des citoyens au vu des nombreuses problématiques que renfermait la ville. Elle était donc partie du principe que le vrai parlement ne se trouvait plus à l’intérieur de ces institutions, mais en dehors, dans la rue, et plus constitué seulement de citoyens, mais d’Hommes aux multiples origines et situations, autrement dit, de corps. Après la documenta, l’initiative The Parliament of Bodies continua à avoir lieu, au Musée d’art moderne de Varsovie, au musée Kölnischer Kunstverein de Cologne, ainsi qu’à la triennale de Bergen en Norvège. 

Une dernière édition particulièrement critiquée

 

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Tag dans les rues d’Athènes, 2017 ©DR. 

 

Malgré ces initiatives et propositions, l’ensemble de l’édition de la documenta fut amèrement critiquée, notamment dans les médias, mais aussi sur les murs de la capitale grecque. Un collectif athénien, OI I8AGENEIS, diffusa le message : « Dear documenta, it must be nice to critique capitalism etc. with a 38 (70?) million euro budget. Sincerely, OI I8AGENEIS » (« Chère documenta, cela doit être plaisant de critiquer le capitalisme etc. avec un budget de 38 (70?) million d’euros. Sincèrement, OI I8AGENEIS »). La bonne volonté de l’édition fut remise en question, avec des messages exposés sur la voie publique tels que : « The crisis of a commodity, or the commodity of crisis ? » (« Une crise de denrées, ou la commodité d’une crise ? »). Et elle se vit même renommée « crapumenta 14 » (« crasseuse documenta 14 »). 

Sa démarche fut considérée comme impérialiste, de la part d’une exposition se déroulant à l’origine quasi-uniquement en Allemagne, un pays qui jouait alors un rôle de premier plan dans les négociations européennes sur la crise et qui menait une politique interventionniste. 

Et l’économiste grec Yánis Varoufákis vit l’évènement comme une incitation au tourisme de crise. Il n’hésita pas à souligner que celui-ci mobilisait toutes les ressources disponibles de la scène culturelle locale, en obtenant des locaux gratuits de la part de la municipalité, en louant à un prix dérisoire des institutions entières telle que le Musée national d’art contemporain (EMST) et en se faisant même prêter des chambres par des hôtels.

 

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Tag dans les rues d’Athènes, 2017 ©DR.

 

Pour répondre à certaines de ces observations, il est vrai que ce double-évènement disposait d’un budget plus que conséquent : 47,3 millions d’euros, provenant à la fois de fonds allemands et grecs, publics comme privés, avec un soutien important de la compagnie aérienne grecque Aegean par exemple, qui augmenta même le nombre de vols et de liaisons gréco-allemandes pour l’occasion, ainsi que de nombreuses facilitations accordées par la capitale grecque pour un évènement allemand ne mettant pas forcément toujours en valeur la production artistique locale.

Toutefois, il fut aussi l’une des expositions d’art contemporain les plus visitées au monde, attirant 1,231 millions de visiteurs entre Athènes et Kassel. Bien qu’il soit utopique de penser qu’il ait pu changer le regard porté sur la ville et sur ce pays endigué dans une crise complexe et multiple, ou résoudre tout ou partie de ses problèmes, il n’en est pas moins qu’il permit des rencontres et des liens entre artistes, collectifs d’artistes et penseurs venus du monde entier, créant une émulation non négligeable et un terrain de réflexion autour de thèmes cruciaux.

La prochaine édition de la documenta, qui aura lieu en 2022 à Kassel, s’organise déjà. Ses commissaires d’exposition font partie d’un collectif d’artistes de Jakarta, Ruangrupa, et les thématiques qu’ils souhaitent explorer paraissent encore une fois traverser les cercles artistiques purs pour rejoindre la vie quotidienne, ses questionnements et ses valeurs, telles que la coopération, la solidarité, la défense des uns et des autres, l’empathie, le partage ou encore la générosité, s’inspirant en l’occurrence du système du lumbung, hutte indonésienne servant originellement à stocker des biens communs. Pas de déplacement cette fois-ci donc, mais une édition qui méritera également d’être suivie de près.

 

Laurence Amsalem

 

Pour aller plus loin (ressources en anglais) :

Site de la documenta 14
Vidéo sur le Victoria Square Project de Rick Lowe
Détails sur la programmation publique de Paul B. Preciado
Discussion entre Yánis Varoufákis et iLiana Fokianaki sur la documenta 14

 

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