La photographie est un geste, geste inhérent à la pratique du quotidien, geste qui façonne un regard sur le monde : il faut documenter, il faut témoigner, il faut se souvenir. C’est ce qu’offre l’Institut Pour la Photographie : un lieu POUR la pensée et l’expérience de l’image.

 

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Dans l’exposition Fragments & Trans de Serge Clément © Sophie Delmas, 2020

 

L’Institut Pour la Photographie - IPP pour les intimes - est le tout nouveau haut lieu dédié à la photographie en France. Le projet initié par la Région Hauts-de-France, et en étroite collaboration avec les Rencontres d’Arles, prend place dans un ancien lycée de la rue de Thionville, au cœur du Vieux-Lille. Amoureux de la photographie, coutumiers des Rencontres d’Arles et tous les curieu.ses.x qui le souhaitent s’y retrouvent, car tout y est. Entre DJ sets, les brunchs et les transats, l’endroit est résolument « branchouille »

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Brunch au soleil dans la cour de l’IPP © Sophie Delmas, 2019

 

Mais quid de la photographie ? Elle est partout : à travers les conférences, les ateliers, la bibliothèque, les portfolios ouverts, les nocturnes, les rencontres, les séances de cinéma… et tous les autres espaces de détente informels et à la mode permettent au visiteur d’échanger, d’apprécier, de partager son émotion. Et enfin dans ces salles de classes aux papiers peints arrachés, où le plancher grince, encore imprégné de poussière de craie, la photographie s’expose. Le plaisir de retrouver l’ambiance d’un lieu détourné de sa fonction initiale est intact, et y voir toute la diversité des images et des regards invoque immanquablement le souvenir de la joie de cuire dans la poussière des ateliers SNCF d’Arles (épicentre des Rencontres de la Photographie), avant les travaux qui ont transformé ces hangars en espace d’exposition impersonnel aux cimaises blanches. 

 

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À l’étage de l’Institut, perspective de l’exposition Home Sweet Home, commissariat Isabelle Bonnet © Sophie Delmas, 2019

 

Les deux expositions déjà présentées — extraORDINAIRE et en QUÊTE — et sa programmation hors les murs de 2021, ne sont que les prémices de ce que proposera le lieu en 2022, pour sa réouverture après aménagements — notamment liés à l’accessibilité. Outre les expositions, son action est basée sur cinq principes fondamentaux : les expositions, la conservation de fonds d’archives photographiques, la transmission, l’édition, et le soutien à la création. Tous ces enjeux sont connexes et chacun des projets mené par l’Institut le démontre. Son ancrage dans le territoire est fort, en lien avec d’autres acteurs locaux de la photographie comme Le Château Coquelle à Dunkerque, Destin Sensible à Mons-en-Barœul, Diaphane pôle photographique en Hauts-de-France à Clermont-de-l’Oise, ou le CRP/ Centre Régional de la Photographie à Douchy-Les-Mines.

Lors de la dernière manifestation en QUÊTE, 10 expositions étaient présentées pour explorer le regard qu’offre la photographie sur le territoire, l’actualité historique, politique, environnementale, établir l’importance de l’enquête photographique. L’accent est mis sur la collaboration, entre artistes pour Mascarades et Carnavals où 10 artistes ont présenté leur travail autour de la thématique du rituel, de la tradition et du costume, mais aussi entre structures pour la carte blanche offerte au CRP/, à Diaphane, à Destins Sensibles, et enfin avec le public pour l’exposition participative Si j’étais

Comme dans tout bon lieu culturel, le public est au centre des préoccupations de l’Institut. L’image sans spectateur a encore moins de sens qu’exposée dans le noir. La transmission artistique et culturelle se fait, là encore, en croisant les pratiques. J’ai eu la chance de suivre l’une des visites dansées à travers les expositions. Accompagnée par Alice Rougueulle, chargée des publics, la chorégraphe et danseuse contemporaine Sandrine Becquet nous emporte dans une folle expérience de déambulation sensible. 

 

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Début de l’atelier danse & photo dans l’exposition Mascarades et Carnavals, commissariat Anne Lacoste, Paul Leroux, Clémence Mathieu © Sophie Delmas, 2020

 

L’atelier commence par la présentation des visiteur.euse.s les un.e.s aux autres, pour se découvrir avant de rencontrer les œuvres, et ce n’est pas anecdotique, c’est l’occasion de mettre le groupe en confiance. Le premier mouvement commence dans l’espace Mascarades et Carnavals où toutes les images invitent à la danse et à en faire l’expérience par son corps. Les regards sont accrocheurs, les costumes flamboyants et on s’échauffe. Pour réveiller les corps, Sandrine propose d’abord de déambuler sans s’arrêter, en rythme avec la musique qu’elle diffuse. Cette première marche rappelle sans aucun doute le geste standard d’une visite d’exposition, marcher sans vraiment s’attarder, sans regarder activement les œuvres, croiser d’autres gens, et repasser encore et encore devant les images au mur. Contraint par l’espace dans lequel les allers-retour se multiplient, le regard change déjà doucement, glisse vers la reconnaissance, le dialogue avec les photographies peut commencer. Le rythme de la musique s’accélère, la marche passe à la course avec des arrêts soudains devant une image. L’assemblée de portraits de Marialba Russo semble bouger en même temps que nous, suivre des yeux tous les danseurs. Encourageants, ils soutiennent mon regard quand je me campe devant l’un d’eux, on se dévisage. 

 

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Portraits de Marialba Russo pour Mascarades et Carnavals © Sophie Delmas, 2020

 

La salle de danse suivante est dédiée aux œuvres de Charles Fréger qui travaille sur les héritages contemporains des fêtes rituelles où l’imaginaire d’une humanité sauvage, pulsionnelle et animale transpire. Les personnages sont tour à tour recouverts de poils, de paille, de tissus divers, de laine… Encore le temps d’une déambulation, Sandrine sort de son grand sac toutes ces matières, les distribue, elle offre alors l’opportunité de rentrer dans l’image, d’être en contact avec ces créatures anthropomorphes, de les toucher et de les sentir, de vivre l’image en plus de la regarder. Ces matériaux sont ensuite disposés par terre pour créer un totem éphémère, et après l’expérience du toucher, le groupe est à nouveau embarqué dans une danse, une transe rythmée par les percussions autour de la création au sol, les photographies deviennent alors spectatrices à leur tour, gardiennes de notre procession. L’ultime scène de cet acte consiste à écrire sur un papier ce dont on souhaite « se libérer ». Se libérer de quoi ? De qui ? Par quoi ? La danse comme action libératrice, se libérer du « regarder sans voir » ? Ce mot libérateur, anonyme, probablement sans futur, est caché sous le totem qui le protège. 

 

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© Sophie Delmas, 2020

 

On lance alors un dernier regard à ces personnages qui sont devenus des complices l’espace d’une danse avant de passer à une autre étape de la visite dansée. 

La seconde expérience proposée par Sandrine est bien différente. Il n’y a pas de corps représentés dans les images d’Ilanit Illouz où l’humanité brille par son absence. Mais ces images sont aussi le témoignage de l’activité humaine ayant épuisé les ressources naturelles, ici la Mer Morte. Son assèchement crée des paysages lunaires et uniques, grâce au sel abondant, matière que l’artiste réutilise dans son processus de tirage photographique pour proposer des images oniriques invoquant l’identité physique du lieu de prise de vue. Dans cet espace, nous sommes amené.e.s à regarder à travers une longue vue faite d’une feuille A4 roulée. 

 

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Longue vue dans l’exposition Dolines, d’Ilanit Illouz © Sophie Delmas, 2020

 

Le regard est guidé et forcé d’observer les détails précis et précieux des images dans l’intimité d’un couloir où l’extérieur disparaît. Le rapport devient privé, intime et privilégié avec les images. On s’assied devant un carré de tissu noir au sol et la longue vue se transformant en entonnoir, un peu de matière sèche et granuleuse est versé. Chacun.e a son petit tas, de cette poudre qui rappelle étrangement la texture des images. Les yeux fermés on touche, caresse, dessine les formes et détails des images. Le frottement des doigts avec la matière rappelle la respiration de la mer, alors les gestes deviennent plus grands, sortent de l’espace du tissu et les doigts s’élèvent, dessinent dans l’air, sur les autres, sur soi. La texture encore en mémoire dans les mains, on dessine par le geste, le sel, devant les images. Tous les carrés de tissus sont alors assemblés les uns à côté des autres, les dessins blancs contrastent fort et c’est la deuxième œuvre collective de la visite où le geste photographique est repensé par le dessin dansé.

 

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Matière © Sophie Delmas, 2020

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Dolines, Ilanit Illouz, carte blanche au CRP/, commissariat Muriel Enjarlan © Sophie Delmas, 2020

 

L’espace de confiance offert par Sandrine est précieux, tous les sens sont mis à contribution et sont rassasiés par cette expérience de visite sensible et intelligente, réfléchie pour aborder la photographie et l’instant de l’exposition autrement, pas seulement pour faire de la danse en dehors d’un contexte de danse. L’émotion de cette visite s’étiole doucement mais son souvenir reste longtemps et change profondément le regard porté sur la visite d’une prochaine exposition, sur l’appréhension à venir d’une œuvre. 

 

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Dans les anfractuosités de l’IPP © Sophie Delmas, 2020

 

Sophie Delmas

 

D’autres articles du blog relatant l’expérience de la danse au sein de l’espace d’exposition, de l’espace muséal :
Alors on danse 
Portrait d'artiste : Boris Charmatz

Page dédiée à l’atelier photo-danse de l’IPP sur la Plateforme des Médiations Muséales :
Atelier danse et photographie sur la Plateforme des Médiations Muséales

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