« The Square est un sanctuaire où règnent confiance et altruisme. Dedans, nous sommes tous égaux en droits et en devoirs. »

C’est dans cette atmosphère supposément bien-pensante que nous plonge Ruben Östlund, comme un rappel constant de l’outrepassement des règles qu’effectuent les personnages de ce long-métrage satyrique et cuisant. Partant d’une idée de lieu, The Square est un lieu symbolique, sorte « d’effet témoin » des responsabilités communes de chacun au sein de l’espace public, que le réalisateur s’amusera à éprouver face aux comportements de nos sociétés européennes.

Exposé au sein d’un musée réputé d’art contemporain situé dans le Palais Royal de Stockholm, cette œuvre de Lola Arias, construite sur les ruines d’une œuvre détruite, constitue le fer de lance de la prochaine exposition de Christian, conservateur du musée. C’est pourtant lors du vernissage même de cette exposition que la fine couche de civisme prônée à travers l’œuvre semble déjà se craqueler : écouté de manière quasi-religieuse à la manière d’un prophète pendant son discours, Christian laisse la parole au cuisinier, qui ne bénéficiera pas du même traitement, hurlant pour se faire entendre d’un public oublieux des convenances et déjà prêts à se gaver de petits fours. Dans une posture de médiation franchement verticale, depuis le haut d’un escalier dominant son auditoire, ou comme un conservateur dispose du savoir et les transmet, Ruben Östlund interroge une multitude de sujets de sociétés ainsi que leur impact sur notre temps.

The Square
© Christian et ses deux petites filles regardent The Square

Croquant à pleine dents dans ce juteux milieu bourgeois, le réalisateur nous fait suivre la vie de Christian, père peu présent de deux petites filles, dont les pensées humanistes laisseront place à un comportement tout différent lorsqu’il se fera voler son téléphone dans la rue par deux protagonistes qu’il croyait aider. Le personnage va jusqu’à traquer son voleur sans penser aux conséquences autant humaines que professionnelles, Ruben Östlund interroge là la disparition progressive d’empathie au sein de nos sociétés. La sur-utilisation des écrans, la sur-présence des mendiants, la sur-exagération communicationnelle de l’art afin de créer le buzz sont autant d’éléments que le réalisateur s’évertue à étirer à leur maximum, créant par là même une atmosphère grinçante, gênante, mais également très comique. Le personnage d’Anne, interprété par Elisabeth Moss, participe très fortement à cet aspect avec la fameuse scène de la capote, que Christian refuse de lui donner de peur qu’elle ne l’utilise à son sperme défendant. S’ensuit une scène des plus absurdes durant laquelle Claes Bang – acteur interprétant Christian – s’accroche farouchement à son bout de latex comme un enfant apeuré.

Avec un regard particulier sur les êtres humains, Ruben Östlund scrute la société toute entière et relève l’hypocrisie de certains, tout en tant s’efforçant de rendre ses personnages « les plus humanistes possibles.1 » Au-delà du personnage de Christian, The Square questionne à travers lui le monde de l’art et l’aspect conventionnel que ce dernier peut parfois revêtir. Jouant du « fait divers » afin de promouvoir l’exposition, l’institution culturelle se retrouve plongée dans des logiques de communication et de marketing de plus en plus éloignées du propos, jusqu’à créer au sein même du « Square » une discordance entre le sens premier de l’œuvre et celui perçu dans le clip publicitaire – qui par la même occasion génèrera un bad buzz entraînant la démission de Christian. Cette descente aux enfers de Christian, considéré comme « voix du musée », – descente qui finalement le rapproche de la pensée première de The Square – questionne également la liberté d’expression des institutions culturelles ; jusqu’où peut aller la liberté, et finalement la performance muséale ?

Cette performance muséale se cristallise dans le film par le jeu de Terry Notary, dont la force d’interprétation parvient à créer une atmosphère si intense qu’elle en est palpable par le spectateur. Perché sur des prothèses, Terry Notary incarne un gorille en performance live au sein d’une salle de réception d’un hôtel de Stockholm. Reniflant, hurlant, grognant, il va se frotter aux grands noms du monde de l’art contemporain, replaçant tout à la fois l’homme face à sa propre animalité, mais aussi face à son propre individualisme. Ainsi, lorsque Terry Notary met une serviette sur la tête d’un des participants, la plupart rient. Lorsqu’il bouscule, renverse, humilie, certains partent. L’atmosphère se tend progressivement, les corps se replient, et à mesure que l’homme s’imprègne de la bête, la fine limite entre performance et réalité disparaît. Ainsi, lorsqu’il importune une jeune femme, personne ne bouge. Lorsque cette jeune femme appelle à l’aide, personne ne bouge. Lorsqu’il la traîne par les cheveux et tente de l’agresser, le public, poussé à la limite, réagit enfin.

Aurais-je réagi ? À quel moment aurais-je réagi ?

Au premier « à l’aide », au second ?

 

The Square performance
© Performance d’Oleg, interprété par Terry Notary

 

Ruben Östlund crée des « dilemmes moraux qui sont (...) atrocement embarrassants à regarder, parce que nous pouvons nous identifier.2 » Inspiré par une précédente performance, « ce passage est basé sur une véritable scène à laquelle j’ai assisté. Une performance de l’artiste russe Oleg Kulik (jouant sur la figure du chien) qui a mal tourné. Ils ont dû appeler la police car il avait fini par mordre la cheville du conservateur.3 » Faisant ressentir la crainte de l’inconnu par le flou volontaire dans lequel il plonge le spectateur, The Square a cette force de rendre le malaise formateur, car il nous permet de mettre le doigt sur ce qui nous démange, à l’image d’une plaie qui gratte. Les interactions individuelles en situation de groupe, cette peur de la perte du masque social, la pauvreté, le ton provocateur…sont autant d’éléments permettant de réfléchir aujourd’hui à nos actes et de provoquer des débats aussi bien intérieurs qu’imposables à nos sociétés actuelles. Cette autoréflexion finit également par s’ancrer chez Christian qui médite ses actes, ses préjugés qui l’ont poussé à agir ainsi, et cherche à faire amende honorable auprès des personnes qu’il a blessées.

La réponse vient peut-être finalement d’une simple question présente au sein du film : Qui suis-je, mais surtout, dois-je faire confiance aux personnes, ou dois-je m’en méfier ? Si ce film semble en apparence coller à la deuxième option, son sens profond semble crier la première. Pour ma part, le choix est simple : Je n’ai pas confiance, mais je fais le choix d’avoir confiance. Car après tout nous sommes constamment pris dans ce lieu symbolique qu’est The Square, à cela près que les limites n’en sont pas visibles dans la réalité ; peut-être est-ce la raison pour laquelle autant semblent l’oublier.

The Square exposition
© Christian devant l’entrée de sa nouvelle exposition
I MISTRUST PEOPLE - I TRUST PEOPLE  

 À vous de choisir

E.C.

#thesquare
#artcontemporain
#égalité
#RubenOstlund

1 https://www.youtube.com/watch?v=zfiky35abfI, paroles de Ruben Östlund.
2 Dominic West, http://www.konbini.com/fr/entertainment-2/the-square-palme-or-2017/.
3 Extrait tire de http://www.vanityfair.fr/culture/ecrans/articles/comment-est-nee-la-scene-delirante-de-the-square/57036.