“Dans le graffiti, tu as deux écoles : les murs ou les trains. Pour les murs, l’intérêt c’est de faire des peintures travaillées, pépères. Quand tu peins sur des trains, tu retrouves à la fois cet aspect graphique, la recherche de lettrage et de couleur, mais aussi le côté mission : trouver les dépôts, éviter la surveillance, connaitre les horaires des gardiens. Ça devient un sport artistique. Moi je me suis plus tourné vers le train. Quand tu as goûté à ça, tu ne peux plus t’arrêter.” Rap 2122 1

 

Le graffiti au sens de writing est né aux Etats-Unis à la fin des années 60 entre New York et Philadelphie. La légende a retenu l’histoire de Demetrius, un jeune coursier grec qui marque ses incursions dans Manhattan en signant un peu partout sur les murs au marqueur “Taki 183”. Très vite il est imité par de nombreux jeunes new yorkais de toutes origines qui reprennent le principe du nom suivi du numéro de leur rue. Courant 1970, New York est recouvert de tags, signature simple et monochrome exécutée à la bombe aérosol ou au marqueur. Pour se démarquer les uns des autres, une recherche de style de plus en plus poussée commence. On ne s’arrête plus au tag mais on adopte le flop (ou throw-up), de taille plus importante et de forme arrondie, il est tracé rapidement en une ligne ininterrompue et en deux couleurs. Les principaux styles du mouvement se définissent aussi à cette époque : les block-letters, bubble style, wildstyle entraînent une véritable recherche calligraphique chez les writers, de la lettre et de la couleur. Les jeunes griffonnent pendant des heures dans leurs blackbook dans une quête obsessionnelle du lettrage parfait qui mettra en valeur leur blaze, leur pseudonyme.

 

C’est à cette époque que le graffiti rencontre le train, support mouvant, traversant New York de part en part et permettant de diffuser le fruit de ces recherches et de se faire connaître des autres writers. Une vraie surenchère se met en place dans le but de faire toujours plus grand, toujours plus fort : on peint des top-to-bottom pour recouvrir toute la hauteur d’une rame, des end-to-end pour recouvrir toute la longueur d’une rame, des whole-car quand une voiture est recouverte entièrement et des whole-train quand c’est l’ensemble des voitures d’un train qui sont peints. Cette activité se fait généralement en groupe, avec son crew régi par une hiérarchie : les masters  sont les graffeurs expérimentés, les toys les débutants qui surveillent les entrepôts et exécutent les tâches les plus simples. Cette époque d'expérimentation, de foisonnement et les pièces des graffeurs de l’époque comme Dondi, Crash, Futura 2000 sont documentés par Martha Cooper et Henri Chalfant dans la Bible du graffiti : Subway Art paru en 1984.

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Subway Art ©  Photos par Henry Chalfant & Martha Cooper, 1984

 

Le graffiti se diffuse en Europe dans les années 80. La France a déjà une tradition d’art dans la ville depuis les années 60 avec des artistes qui se revendiquent comme tels, comme Gérard Zlotykamien, Jacques Villeglé, Ernest Pignon Ernest ou par des usages contestataires comme les affiches de mai 68 ou les tags rebelles des punks. Le graffiti lui, arrive en France par le biais de New-yorkais venant en France et de Français partant à New-York. Les premiers graffeurs français sont donc contrairement à la croyance populaire, des jeunes de classes moyennes voire aisées qui peuvent voyager, acheter des fanzines sur le sujet et découvrir la culture hip-hop qui s’empare du graffiti dans ces années-là avec des pratiques comme le rap, le break-dance. A partir de ce moment-là, le mouvement va se propager rapidement, les Parisiens vont peindre des pièces s’inspirant des graffitis new-yorkais et  essayer d’inventer leur propre style dans des terrains vagues à Stalingrad ou sur les palissades entourant les travaux de la pyramide du Louvre.

 

Ils se tournent aussi très vite comme à New-York vers le support mythique du graffiti : les métros ou les trains. Des tags exécutés à la va-vite dans les couloirs ou les stations jusqu’aux grosses pièces sur des métros ou RER, les writers français reprennent les codes et les styles du mouvement new-yorkais. Mais à Paris à la fin des années 80, comme à New York à partir de 1972, les artistes cartonnent la ville : les tags incompréhensibles pour la majorité des Parisiens, saturent les murs, les rames et les couloirs du métro donnant aux usagers une impression d’insécurité, de lieux délaissés et d’incivilités impunies :

“Le graffiti est pour la majorité de la population une perturbation qu’il faut faire disparaître, un bruit urbain sans signification et de même nocivité que les klaxons et les gaz d’échappement dans les embouteillages”2

La répression commence alors pour la RATP et la SNCF : on recouvre les rames d’une fine couche de plastique empêchant la peinture de complètement sécher, on crée des solvants pour l’effacer plus rapidement, on augmente la surveillance des couloirs, des dépôts et on essaie de nettoyer systématiquement les trains fraîchement taggués sans les mettre en circulation afin de décourager les graffeurs. Des brigades anti-graffitis sont créées, en lien avec les services ferroviaires afin de constituer des dossiers documentés sur chaque writer pour identifier les auteurs, les perquisitionner et les arrêter en vue d’une condamnation. Ces mesures se diffusent rapidement dans l’Europe entière car les passionnés vont se lancer dans un “tourisme” du graffiti dont le but est d’aller peindre les métros, les trains dans d’autres pays avec son crew afin de diffuser à l’internationale son nom et de gagner la reconnaissance de ses pairs. D’une pièce au chrome, peinture argentée qui réfléchit bien la lumière, un classique à un discret sticker portant son blaze sur un poteau de signalisation, le but est de recouvrir la ville.  En France en 2014, la SNCF annonce dépenser 30 millions et la RATP 20 millions d’euros chaque année pour lutter contre les graffitis. La préfecture de police annonce elle, une dépense autour de 3 millions d’euros chacun.3

 

“Destruction, dégradation ou détérioration volontaire d'un bien appartenant à autrui » est punie de 1500 à 30 000 euros d’amende et de 2 ans d'emprisonnement maximum (Article 322-1 du Code Pénal). L'article 322-1 du Code pénal prévoit aussi que « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d'amende et d'une peine de travail d'intérêt général lorsqu'il n'en est résulté qu'un dommage léger ». Le graffiti vandale ne se limite d’ailleurs pas seulement à la peinture aérosol mais aussi à des tags à l’acide, en mélangeant l’acide avec l’encre d’un marqueur pour attaquer le verre de la vitre et avoir des coulures, très esthétiques ou encore des gravures pour marquer durablement le train. Le graffiti vandale conduit à des procès spectaculaires avec notamment l’affaire des 56 graffeurs jugés 10 ans après les faits4 ou celle du graffeur parisien Azyle à qui la RATP réclame 200 000 euros de dégâts pour vingt ans de peintures mais dont celui-ci conteste le montant de manière scientifique et méthodique.

Interview du graffeur Azyle par Mouloud Achour dans l'émission "Clique" le 25 septembre 2015

Aujourd’hui malgré la prédominance du street art et de la généralisation du graffiti en galerie, les irréductibles writers continuent de peindre. Les femmes sont aussi présentes et revendiquent leur droit à taguer et graffer des trains, il y a même des crews spécialement féminins ou encore des couples de tagueurs comme Utah et Ether qui parcourent le monde pour peindre ensemble !5 Peindre sur un train reste un but pour la jeune génération qui veut obtenir la reconnaissance des anciens et montrer qu’elle est prête à transgresser les lois et affronter les difficultés grandissantes par passion. Mais paradoxalement, la SNCF depuis quelques années invite des artistes graffeurs pour décorer des gares ou créer le décor de l’extérieur de train comme le TGV l'Océane en 2016. La même année, le graffeur américain mythique Futura 2000 peint entièrement en live durant le Festival Rose Béton un train qui a été exposé toute la durée du festival devant les Abattoirs, le musée d’art contemporain de Toulouse comme une véritable oeuvre d’art. Des artistes s'intéressent aussi aux trains abandonnés, à la casse : Maxime Drouet alias Manks, après avoir été arrêté en 2011, s’est reconverti en photographe pour témoigner de la beauté des trains abandonnés. Les peintures photographiées depuis l’intérieur du train semblent être de véritables vitraux. Il prélève parfois même des vitres, des portes de trains peintes et les expose comme des témoins d’une époque révolue. La photographie a toujours fait partie de l’histoire du graffiti : à l’époque où internet existait à peine, il fallait prendre une photo de sa peinture la nuit ou attendre le lendemain en espérant que le train sorte du dépôt pour partager sa photo entre amis ou dans des fanzines. Aujourd’hui c’est plus simple, on se filme et on poste des vidéos ou photos des exploits sur les réseaux sociaux.

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Vitraux et vitre ©  Photos par Maxime Drouet

 

Le train est intimement lié au graffiti, vandale, illégal mais libre. La prochaine fois que vous verrez un tag, un graff que vous trouverez moche, pensez alors qu’il représente sûrement des années de recherches calligraphiques pour son auteur. Qu’il a reproduit son nom des centaines de fois sur des trains, des métros, des murs. Que c’est peut-être un graffeur débutant comme un artiste reconnu, représenté en galerie ou répondant à des commandes publiques mais qui a probablement commencé dans la rue et sur les rails. Malgré le marché de l’art, et la possibilité de monnayer cet art de la rue qui est à la base un art gratuit et accessible à tous, un writer peut garder une part de sa passion première : un besoin de se replonger dans la nuit, l’illégalité comme un besoin d’équilibre pour ne jamais oublier l’essence même de la culture graffiti : la passion des lettres et de la transgression.

 

Quand Martha Cooper continue de suivre les graffeurs et de les photographier... à 75 ans ! Ici avec le crew 1UP

Cloé Alriquet

 

 

 #graffiti
#trains
#streetart

 

Bibliographie sélective

  • Chalfant, H., et Cooper, M., Subway Art, New York, Thames & Hudson, 1984
  • ESCORNE Marie, L’art à même la ville, Presses Universitaires Bordeaux, Artes, 2015.
  • Lemoine, S., L’art urbain, Du graffiti au street-art, Paris, Gallimard, 2012
  • Terral, J. et Lemoine, S.,, In Situ, un panorama de  l’art urbain de 1975 à nos jours, Paris, Editions Alternatives, 2005

 

 

1 https://www.streetpress.com/sujet/1476366932-uv-collectif-graffiti

2 Seno, E. (ed.), Trespass : une histoire de l’art urbain illicite, Taschen, 2010, p.84

3 https://www.lesinrocks.com/2014/10/28/actualite/les-graffeurs-jouent-au-chat-souris-sncf-ratp-11532232/

4 https://blogs.mediapart.fr/hugo-vitrani/blog/240512/56-graffeurs-la-cour-de-versailles-derniere-audience-dun-proces-inedit

5 Documentaire Girl Power https://www.youtube.com/watch?time_continue=97&v=fFiU2NBlfSQ