L’impossibilité actuelle des musées d’accueillir leurs publics in situ modifie en profondeur leur offre de médiation. Le numérique, les réseaux sociaux en particulier, apparaissent comme des auxiliaires indispensables pour rendre le musée accessible au plus grand nombre. Cet état de fait conduit bien des analystes à déclarer que le musée post-confinement sera numérique ou ne sera pas1. Pourtant, dans un monde déconfiné, où le musée pourra à nouveau ouvrir à la Cité et s’ouvrir sur la Cité, la question du hors les murs dépassera largement celle des réseaux sociaux. 

Un ouvrage récent intitulé Le Musée hors les murs2 explore la richesse des propositions muséales qui s’inscrivent actuellement dans ce vaste champ. Le panorama des actions hors les murs qu’il propose invite à une réflexion plus large sur le sens de l’action culturelle en milieu muséal. Comme le relève Serge Chaumier en introduction, dès les années 1970 les tenants de la nouvelle muséologie ont compris que s’extraire des murs du musée permet une réflexivité nouvelle sur l’institution muséale. Le hors les murs est ainsi envisagé dès ces débuts comme un formidable outil d’analyse institutionnel. Plus qu’une catégorie d’actions de médiation, il décrit alors davantage une philosophie qui engage un renouvellement profond des institutions muséales.  

Se débarrasser des murs 

Le concept s’avère un peu fourre-tout. En effet, les institutions font du hors les murs dès lors qu’elles (ap)portent du contenu hors de leurs enceintes physiques. Selon cette large définition, mallettes pédagogiques, expositions itinérantes mais aussi ressources en lignes, expositions virtuelles, plateformes collaboratives, réseaux sociaux, événements ou projets de médiations menés par le musée dans l’espace public, sont, au même titre, des formes de hors les murs. 

Une telle variété se laisse difficilement appréhender comme un tout cohérent. C’est pourquoi, nous proposons de resserrer l’analyse aux projets culturels (co)initiés et/ou (co)menés par un musée à destination d’individus, sur un territoire donné. Nous excluons donc de notre champ d’observation le monde virtuel, qui nous semble appeler une analyse spécifique. Nous éviterons aussi l’emploi du mot public qui n’a pas grand sens dans le cadre d’actions hors les murs dont l’objectif est souvent précisément de s’adresser à des « non-publics » du musée. À partir de la question de « à qui l’on s’adresse » émerge une série d’oppositions « dans les murs » / « hors les murs », qui permet, en creux, de préciser la notion :

 

 

Action de médiation dans les murs

Action de médiation hors les murs

Individus concernés en priorité

Visiteur·euses / public scolaire

Exclu·es (parfois désignés par euphémisme comme « publics éloignés » ou « public du champ social »)

Moyens matériels à disposition

Objets / collections

Pas (ou peu) d’objets / pas (ou peu) de collections

Moyens financiers alloués

Peu de moyens < fonctionnement sur le budget alloué au Service des publics

Plus de moyens < recours plus évident à des financements extérieurs 

Moyens humains mobilisés 

Internes essentiellement 

Partenaires multiples dans les champs éducatif, social, culturel, artistique 

Forme de gouvernance

Interne à l’institution 

Gouvernance partagée (comité de pilotage)

Objectif général de la médiation 

Transmettre une connaissance

Favoriser le dialogue, créer du lien social

Forme de l’action de médiation

Forme classique, qui ont fait leurs preuves 

Recherche de formes nouvelles, expérimentation 

Evaluation de l’action de médiation 

Rare 

Plus fréquente 

 

Ce tableau, dressé à la lecture de la vingtaine de contributions qui composent l’ouvrage mériterait quelques nuances. Beaucoup de professionnel·les n’envisagent pas le hors les murs dans une comparaison termes à termes avec le « dans les murs ». Il existe néanmoins une vraie difficulté à se passer complètement de cet horizon de référence géographique. 

Pourtant, ce qui est en jeu dans le hors les murs est moins le fait de sortir le musée à l’extérieur que de trouver la bonne distance de l’institution à son territoire et aux individus qui la composent. Actions de médiations « hors les murs » et « dans les murs » peuvent donc être considérées comme plus complémentaires qu’opposées. Dans cette perspective, les murs du musée et ses collections deviennent des outils, des moyens d’action permettant à l’institution d’exercer son rôle social et culturel auprès des habitant·es d’un territoire. 

Le hors les murs pour repenser le musée du 21e siècle 

Pour exprimer toutes leurs potentialités, les actions de médiation hors les murs doivent s’inscrire dans un écosystème muséal favorable, ayant engagé une réflexion approfondie sur ses objectifs et les moyens financiers et humains engagés pour y parvenir. 

Des objectifs 

Les objectifs des contributeur·trices de cet ouvrage lorsqu’ils engagent des actions hors les murs peuvent être rassemblés en trois grandes catégories : objectifs de fréquentation, objectifs de communication et objectifs qualitatifs. 

L’objectif de fréquentation se décline sous au moins deux formes : fidélisation et prospection. Pour les musées fermés, il s’agit de maintenir du lien avec un public déjà identifié. Dans d’autres cas, le but recherché est à l’inverse de s’adresser à des exclu·es du musée que l’on espère voir, à terme, passer les portes de l’institution. Soumis à l’une ou l’autre de ces finalités, le hors les murs n’est pas valable en soi, comme expérience de médiation d’un genre nouveau, mais comme un moyen d’abonder la relation traditionnelle de médiation qui se joue dans les murs du musée. Cette conception instrumentale du hors les murs explique que certaines institutions le réservent à des périodes de fermeture. Le musée de La Poste a ainsi mené, pendant les cinq années qu’ont duré son chantier de rénovation, une ambitieuse politique des publics hors les murs, développant, entre autre, une offre d’ateliers à destination des scolaires. Ces ateliers rencontrent un franc succès, notamment auprès des enseignants de maternelle qui apprécient « le confort de s’éviter la logistique lourde des transports en commun parisiens » (p.44). Le musée abandonne néanmoins ces ateliers à l’approche de la réouverture du musée, comme s’ils n’avaient plus lieu d’être au moment où le cadre normal de la médiation muséal devenait à nouveau disponible. Ce cadre n’est pas que celui des murs du musée, il est aussi le cadre conceptuel idéalisé de la médiation définie comme une rencontre entre un·e médiateur·trice et des publics-visiteur·euses. Dans cette perspective, le but premier de l’action hors les murs devient alors la transformation d’individus en publics d’une action de médiation puis en visiteurs autonomes du musée. C’est d’ailleurs l’objectif affiché de la nouvelle offre hors les murs développée par le musée de La Poste à destination des médiathèques et bibliothèques : « transformer les publics touchés dans ces structures en futurs visiteurs de musée » (p. 44). Si ce projet fait sens du point de vue d’institutions en mal de fréquentation, on est en droit de se demander quels sont bénéfices de cette transformation pour les individus concernés ? Que gagnent-ils à cette élévation ou réduction au rang de visiteurs ? Il y a là un impensé problématique.

 

ROUDAUT CAMILLE LIRE MUSEE HLM IMG1 compressed

Petit Cabinet de curiosités à la Mairie d'Ailly sur Noye, avril 2018 © Anne Megan - Musée de Picardie

 

Au contraire de l’exemple préalablement développé, d’autres musées choisissent de pérenniser leurs actions hors les murs. C’est le cas du Muséum de Bordeaux, qui poursuivra, au-delà de sa réouverture, l’exploitation de son dispositif itinérant Le Muséum chez vous.  Ce dispositif aura vocation à proposer des ateliers de découverte scientifique aux « publics éloignés » (spatialement, physiquement et culturellement) mais aussi « [à] constituer pour les autres une accroche destinée à faire connaître le musée et à inciter à la visite. »  (p.60). Dans la même logique, le cabinet de curiosités itinérant du musée de Picardie poursuivra, après la réouverture du musée, ses pérégrinations dans les établissements scolaires et hospitaliers d’Amiens métropole et de sa périphérie (p.154). Mais, constatant l’attractivité de ce mode de présentation de ses collections, l’institution a également installé un cabinet de curiosités permanent à l’intérieur de ces murs. Ces exemples divers témoignent donc que la visite dans les murs reste perçue comme le mode d’expérience à la fois caractéristique et supérieur, voire indépassable, du musée. 

D’autres contributeur·trices évoquent un objectif en termes de communication. Investir des espaces extérieurs au musée permettrait d’assurer sa visibilité alors qu’il est fermé ; le dégager de son enveloppe physique étendrait sa notoriété sur un territoire défini. Or, le hors les murs pousse souvent les musées à sortir de leur répertoire d’actions habituel : l’écomusée de Margeride organise des ateliers de tricot dans un centre social (pp. 94-95), le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel monte un jeu de piste à l’échelle de la ville (p. 84 à 90) quand le Musée des beaux-arts de Quimper co-produit des œuvres de street art sur les murs du quartier Penhars (p. 143 à 153). Par ailleurs, ces projets impliquent souvent de nombreux partenaires extérieurs. Dans ces conditions, les publics-acteurs, n’associent pas spontanément un musée aux actions culturelles auxquelles ils prennent part. L’efficacité du hors les murs comme outil de communication est donc à relativiser. Le hors les murs peut en revanche assurer une certaine reconnaissance institutionnelle à la structure qui le porte. « Le Musée sort de ses murs », label du ministère de la culture créé en 2018, récompense les structures porteuses de projets innovants3. Le prix « Osez le musée ! », participe également de cette reconnaissance symbolique du ministère, motivante pour les institutions et leurs autorités de tutelle. Raphaëlle Julien, chargée de mission à l’écomusée de Margeride, lauréat du prix en 2017, souligne : « cette distinction met en lumière l’engagement des élus communautaires et de l’équipe de la structure, dans une politique volontariste et novatrice en faveur du lien social et des échanges intergénérationnels » (p. 88). Cette reconnaissance est surtout gage de pérennisation de la dynamique participative engagée par le musée pour la conception de son exposition temporaire annuelle (p. 97). 

Au-delà de ces objectifs comptables, chaque structure se donne bien entendu des objectifs qualitatifs, plus difficilement mesurables. Certaines structures choisissent d’utiliser la culture comme un outil de socialisation ; l’objectif affiché est alors moins de transmettre un contenu que de créer du lien en se servant des ressources du musée. Les projets participatifs menés en 2016 et 2017 par l’écomusée de Margeride ont ainsi avant tout vocation à combattre l’isolement social des seniors dans un territoire rural pauvre où ils sont particulièrement exposés à toutes formes de précarité (économique, relationnelle, culturelle). D’autres institutions se donnent un objectif plus classique de « médiation de la culture » soit de transmission du savoir attaché à un patrimoine. Le hors les murs implique cependant de repenser le rapport aux objets de collection. Dégagés de leurs écrins muséaux, ces derniers deviennent secondaires par rapport aux discours qu’ils soutiennent ou aux échanges qu’ils motivent. Cette désacralisation du rapport à l’objet autorise les recours massifs aux reproductions. La création de pédagothèques – « collection à vocation pédagogique » (p.79) – ouvre le champ des possibles. Celle du Muséum du Havre permettra la création « d’ateliers de dégagement de fossile, de tri de microfossiles, la préparation de lames minces de géologie » (p.78). À terme, un service de prêts des collections de la pédagothèque permettra aux particuliers d’emprunter ces objets et d’en inventer de nouveaux usages.

 

ROUDAUT CAMILLE LIRE MUSEE HLM IMG2 compressed

Dans la pédagothèque du Muséum d’histoire naturelle du Havre, tous les spécimens sont rangés en bacs, mis en sachets et inventoriés © Nicolas Bansaye, Museum d’histoire naturelle du Havre

 

Ces deux objectifs, médiation par la culture et médiation de la culture ne s’excluent nullement l’un l’autre. Certaines institutions ont su les combiner de manière particulièrement pertinente. Le dispositif « Le Louvre à jouer » est à cet égard exemplaire. À première vue, ce jeu de rôle qui met les enfants dans la peau de divers professionnel·les de musées a davantage vocation à leur inculquer un savoir-être qu’un savoir théorique sur les métiers du musée. Pourtant, force est de constater qu’au cours du jeu, les enfants acquièrent, sans même s’en rendre compte, un vocabulaire muséal très spécifique.

 

Une partie de « Louvre à jouer » à l’accueil de loisir Eric Tabarly, Aulnay-sous-Bois Animation, août 2017 © Musée du Louvre

 

L’exemple du « Louvre à jouer » témoigne également du fait que les musées n’ont pas que des connaissances à partager : les professionnels qui y travaillent détiennent des savoir-faire qui peuvent également faire l’objet d’une transmission. Le projet « Marins à l’ancre » mené au Port-Musée de Douarnenez entre 2016 et 2018 avait ainsi vocation à former des volontaires à l’enquête ethnographique, à la prise de son et au traitement sonore des archives afin de travailler deux thématiques mal connues de l’équipe scientifique du musée. Cette démarche de recherche-action inclusive s’ancre dans une conviction de l’équipe du musée : « au-delà d’être un lieu de consommation culturelle, [le musée] se positionne comme un lieu d’éducation populaire donnant la possibilité aux aspirations légitimes de certains citoyens à travailler sur l’interprétation de leur territoire, à être associé à la construction d’un discours, de représentations » (p.110).

 

C.R

 

#horslesmurs

#actionculturelle

#engagement

 


1 Cela a été affirmé, par exemple, lors du webinaire « Coronavirus and museums : impact, innovations and planning for post-crisis » coorganisé par l’ICOM et l’OCDE. On peut en lire un compte rendu ici.

2 Serge Chaumier, Marie Kursawa,  Le Musée hors les murs, Les dossiers de l’Ocim, Editions universitaires de Dijon, Saint-Apollinaire, 2019. Les numéros de pages indiqués en corps de texte font systématiquement référence à cet ouvrage.

3 https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Culture-et-territoires/Plan-Culture-pres-de-chez-vous/Label-Le-Musee-sort-de-ses-murs/Appel-a-projet-Le-musee-sort-de-ses-murs-2019