En vogue depuis maintenant plusieurs années, ce que l’on appelle les « réserves visitables » attirent de plus en plus de curieux. Mais par essence, les réserves ne sont pas sensées accueillir du public. Comment alors concilier public et conservation ? La réponse est simple : on ne peut pas, à moins de faire des concessions.
[L’article qui suit se base uniquement sur les réserves françaises et n’a pas vocation à être exhaustif.]

 

De vraies-fausses réserves

 

Comme beaucoup d’entre vous, j’aime connaître les coulisses, les « accès interdit[s] au public » des lieux culturels. Qui n’a jamais rêvé de passer derrière le rideau d’une scène de théâtre ? Alors quand je découvre qu’il est possible de visiter des réserves de musées, je n’ai plus qu’une envie : les découvrir ! Mon choix se porte en premier lieu sur les réserves du Louvre-Lens.

Une fois arrivée sur place, je descends les escaliers et fait face à une immense baie vitrée : devant moi, une salle peu remplie. Des films tactiles apposés sur la vitre me présentent les principes de conservation préventive mais face à cette grande salle presque vide, je me questionne… Le musée se targue de proposer à son futur public des réserves visibles depuis le hall et visitables par groupe. Vraiment ? La question se pose : en effet, l’objectif de départ de la réserve est de recevoir entre 300 et 350 œuvres à son ouverture, et de présenter le plus de typologies d’œuvre. Engager de telles sommes dans une toute nouvelle réserve pour seulement quelques centaines d’œuvres, cela paraît inutile et très peu efficace… A quoi cela sert-il d’avoir un tel espace pour si peu d’œuvres à conserver ?

J’ai bien conscience que la réserve du Louvre-Lens n’est pas une véritable réserve. La nature même d’une réserve est de conserver dans les meilleures conditions possibles les collections des musées. Or, le Louvre-Lens ne possède pas de fonds propre. Il ne fait qu’accueillir des œuvres du Louvre parisien. De plus, les œuvres conservées dans la réserve du Louvre-Lens ne sont là qu’à titre de présentation. Il ne s’agit pas d’œuvres qui intégreront un jour le parcours permanent, ou seulement pour une exposition temporaire et dans l’attente d’être peut-être restaurées.

 

La vue de la réserve depuis l’accès au visiteur. Les œuvres sont placées face à la baie vitrée, dans le sens du visiteur, sans véritablement faire au plus optimal en termes de rangement. 
© J.D

 

Je décide de suivre une visite in situ. Le médiateur formé à la conservation présente aux visiteurs une réserve contenant la plus grande diversité d’expôts. Le musée, sans collection, construit donc son espace en fonction de ce que peut être une réserve, et non pas selon ses expôts. La sélection est pédagogique, les meubles font office d’échantillons (rac à palettes, grilles à tableau, armoires vitrée, meubles à plans/ à tiroir…). Mais tout cela ne ressemble pas à une réserve classique. On dirait une vision idéalisée d’une réserve type, celle que chaque régisseur rêverait d’avoir.  Les expôts mis en scène sont tournés vers la baie vitrée. Quand une véritable réserve cherche l’efficacité, la réserve du Louvre-Lens recherche l’esthétisme.

La salle qui surplombe la réserve est quant à elle pensée dans un souci de médiation, et est articulée autour d’un programme précis. Un espace d’interprétation fait face à la baie vitrée, qui donne diverses informations que les œuvres, les mobiliers de la réserve, les métiers du musée… A l’origine, l’espace d’interprétation devait accueillir de manière permanente une médiation humaine gratuitement accessible pour le public mais cela n’a finalement pas été possible financièrement. En 5 ans, la réserve a accueilli 2759 visiteurs.

Autres réserves visitables, celle des Arts et Métiers qui proposent des visites régulières. Les réserves sont rationalisées, parfaitement équipées pour leur usage. Les allées sont larges et propres. La température est stable, la climatisation fonctionne. Les expôts sont rangés par typologie de matériaux, pour avoir les mêmes paramètres de conservation. Chaque expôt, en plus de son numéro d’inventaire, possède un code-barre pour le retrouver plus facilement. Les réserves sont accompagnées de bureaux pour la gestion des collections, de salles pour les chercheurs, de zones de décontamination, d’espaces de travail pour les restaurateurs, de zones de transition pour les œuvres en retour d’exposition…

Les visiteurs en ressortent ravis. Tout est « grand, beau, blanc et… frais ! ». Ce n’est pas étonnant : la réserve date de 1993-1994, elle est donc récente, propre et apte à être montrée. Les Arts et Métiers présentent bien de véritables réserves oui, mais sans faire pour autant figure de représentation des réserves françaises. Elles présentent la « belle » face cachée des musées, de ceux qui ont les moyens de construire de véritables réserves. Que dirait la multitude de musées de moindre envergure, qui ne peut pas conserver ses collections correctement, faute de moyens ? En explorant ce genre de réserves, les visiteurs – qui ne sont pas des professionnels – ne peuvent pas se rendre compte des difficultés éprouvées par une grande partie des musées en France en ce qui concerne les réserves.

Où trouver de véritables réserves visitables représentatives de la réalité du métier ? Peut-être au nouveau Centre de Conservation et de Recherche du MuCEM : dans ces 10 000m² et 17 réserves est présenté un « appartement témoin », qui regroupe une sélection d’œuvres présentées sous la forme de réserve. Faisant directement écho à la galerie d’étude de Georges Henri Rivière, l’appartement témoin de 800 m² a été pensée dès la conception du CCR. Les professionnels en charge du CCR le reconnaissent eux-mêmes : il s’agit là plus d’une réserve accessible que visitable, car la visite est sous condition, et accompagnée. L’espace peut accueillir jusqu’à 25 personnes, sur des créneaux spécifiques. La visite est dirigée non pas par des médiateurs, mais par des membres de l’équipe des collections. Ceux-ci parlent ainsi de leur métier, mais aussi des enjeux d’une réserve et des missions de conservation du MuCEM. De grandes allées permettent une déambulation et des stations de groupes plus commode. L’appartement témoin est accompagné de salles de consultation des collections, ouverte aux chercheurs, mais aussi aux curieux et autres amateurs. Enfin, une petite salle d’exposition vient compléter l’offre, où des commissaires extérieurs sont invités à exposer un plan des collections avec leur point de vue. Ici aussi, l’accent a été mis sur la valorisation du travail qui entoure la conservation. Chaque année, l’appartement témoin accueille en moyenne 4000 visiteurs.

En nommant leur espace visitable « appartement témoin », le MuCEM est honnête envers les visiteurs, en leur présentant clairement un espace qui ressemble à une réserve mais qui n’en est (toujours) pas une. Si, encore une fois, on ne fait pas visiter de véritables réserves, mais seulement un échantillon, l’objectif est ici de sensibiliser le public à la conservation. Ne serait-ce pas là le véritable point d’ancrage de ces vraies-fausses réserves ?

 

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L’appartement témoin du CCR, visible en Street View depuis Google Maps. ©Google Maps

 

Une dénomination aux multiples facettes 

 

Bien que les « vraies » réserves visitables soient plus difficiles à visiter, les multiples formes que peuvent prendre ces espaces n’en est pas moins intéressant. Et parfois, il s’agit juste d’une confusion entre la nature propre de ces espaces et leur dénomination. 

 

A l’image du Louvre-Lens et du CCR du MuCEM, de nombreuses réserves visitables sont en fait des espaces qui reproduisent ce que devrait idéalement être une réserve. Tout est pensé pour une plus large diffusion au public, avec une approche pédagogique. C’était d’ailleurs une volonté forte du Louvre-Lens dès la rédaction du PSC en 2008. Mais cette envie de présenter des espace type-réserve au public n’est pas sans conséquence : l’espace est soumis aux normes ERP. Des issues de secours ont donc été créées, ce qui pose problème en termes de température.

 

La tour des instruments du Quai Branly est une autre manière d’appréhender la réserve visible. Le cylindre de 23 mètres de haut conserve plus de 10 000 instruments. La tour est entièrement visible et intégrée dans le parcours muséographique. Néanmoins, celle-ci est inaccessible au public, son but premier étant la conservation. « Il faut différencier réserves visitables et réserves visibles. La tour des instruments nous permet d’assurer nos missions tant dans la conservation que la diffusion des collections » indique Yves Le Fur, directeur du département du patrimoine et des collections du musée. Une application donne des éléments d’informations et les parois diffusent les sons des instruments qui y sont conservés.

 

La tour des instruments du Quai Branly, au centre du musée, n’est que visible mais pas accessible. ©Musée du Quai Branly/ Nicolas Borel

 

Une vitrine des problématiques des réserves actuelles

 

S’il est si difficile de trouver des réserves visitables qui correspondent à tous les critères d’une vraie réserve, c’est que les problématiques relevant de la conservation sont grandes. Les réserves ne sont pas initialement prévues pour accueillir du public, afin de respecter au mieux les procédures de conservation des œuvres. Des variations de températures répétées dues au passage régulier du public seraient néfaste à la bonne conservation des expôts. C’est notamment pour cela que des espaces de conservation tiers ont été créés. Le Louvre a ouvert de véritables réserves externalisées à 200 mètres du site de Lens fin 2019 mais celles-ci ne sont pas visitables, pour cette raison.
Le deuxième élément de réponse tient dans la situation actuelle des réserves françaises. Les musées se heurtent souvent à des problèmes d’espaces dans leurs réserves historiques. Ils sont donc obligés d’externaliser et de construire de nouvelles réserves en périphérie. Les réserves visitables des Arts et Métiers sont bien de véritables réserves, mais celles-ci sont externalisées, et leur construction récente explique la bonne tenue de l’espace. Leur visite reste un élément important pour faire comprendre au public les difficultés qu’engendrent un manque d’espace et pour présenter les enjeux que couvrent les réserves des musées.

 

Un point d’ancrage : la sensibilisation au monde muséal

 

Le public est très demandeur de ce genre de visite. Aux Etats-Unis, les musées l’ont compris bien vite : dès 1988, le Metropolitan Museum of Art propose un programme favorisant à ouvrir les « visible storage », pour permettre aux visiteurs « une expérience d’apprentissage stimulante ». Cela permet aussi de tout présenter sans nuire au confort de visite. Dans la même veine, le Brooklyn Museum présente 2000 objets dans le « visible storage », contre 400 expôts exposés au même étage du musée.
Les musées français ont par la suite rejoint la danse, tout en voulant faire de ces espaces des étendards de la sensibilisation à la conservation et au monde muséal. Cela fait écho à la volonté des visiteurs de connaître les coulisses des institutions (#jourdefermeture sur twitter et instagram). Que se passe-t-il quand le musée est fermé ?

 

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Le #jourdefermeture du Château de Fontainebleau. ©Twitter/Serge Reby

 

Cet attrait pour les coulisses peut aussi être une manière de se rapprocher de son public. Le 17 octobre 2020, le musée de Pont-Aven a ouvert une nouvelle exposition intitulée « Réserve, ouvre-toi ! ». Le musée a demandé aux internautes de choisir parmi 2000 œuvres en réserve celles qu’ils souhaitaient voir exhumées. 
A une autre échelle, des visites sont aussi proposées sur le thème de la conservation en jouant sur le côté coulisse : c’est ce que propose le Palais des Beaux-Arts de Lille, qui présente des visites « En vitrine », des plans-reliefs, nouvellement restaurés.
Plus que des simples représentations de coulisses, ces vraies-fausses réserves sont de véritables espaces de médiation qui connaissent un succès grandissant. Leur développement est donc indissociable de leur succès. Le Louvre-Lens, en collaboration avec les réserves du Louvre basées à Liévin, souhaite repenser son espace pour impliquer encore plus le public et présenter des médiations innovantes. De plus, des expôts actuellement conservés dans la réserve du Louvre-Lens vont intégrer celle de Liévin. Cela mènera le musée à repenser son discours pour proposer une nouvelle présentation de l’histoire du Louvre.
 
Cette volonté de sensibiliser à la vie des institutions muséales, d’autres pays l’ont bien comprise : au Québec, le musée de la nature et des sciences de Sherbrooke propose aux scolaires de rencontrer l’équipe du musée pour les initier au travail de muséologue. La ville de Mons, quant à elle, a ouvert au public son artothèque en 2015, dans le cadre de sa nomination au titre de capitale européenne de la culture*.

 

Le succès grandissant de ces espaces ne se fait pas démentir : en 2023, le Victoria et Albert Museum de Londres ouvrira son nouveau Centre de Recherche et de Conservation. Un parcours public mettra en scène les réserves : l’esthétisme est au cœur du projet, des periods rooms ponctueront la visite. Des salles pédagogiques et des espaces de consultation seront accessibles au public, et le CRC accueillera même une résidence d’artiste. Mais attention : cette proposition spectaculaire ne viendrait-elle pas desservir le discours de sensibilisation à la conservation ?

 

Clémence de Carvalho

#réserves #conservation #visite

 

* D’autres articles du blog sur l’artothèque de Mons :

- « Arto » quoi ? - http://formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/1204-arto-quoi?highlight=WyJyXHUwMGU5c2VydmVzIl0=

- Ouvrir les réserves muséales au public : zoom sur l’artothèque de Mons - http://formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/1883-ouvrir-les-reserves-museales-au-public-zoom-sur-l-artotheque-de-mons

 

Pour en savoir plus :