Nombreux sont les mots étrangers qui ne trouvent pas leur traduction dans la langue de Molière ; dans le domaine muséographique, le « mostrismo » italien pourrait se traduire par le terme quelque peu barbare d’« expositionnite ». Qu’est-ce que l’expositionnite, me direz-vous ? N’ayez crainte, il ne s’agit pas là d’une infection contagieuse (encore que), mais bien d’un phénomène qui préoccupe de façon grandissante nos voisins italiens : la tendance à organiser des expositions « blockbuster » à tout va, souvent sous la direction d’un commissaire « star », dont le prix d’entrée s’avère bien souvent élevé, sur un thème ou une période de l’histoire de l’art connu.e et apprécié.e du public mais sans recherche scientifique originale, réunissant des chefs d’œuvres si possible d’artistes dont la réputation n’est plus à faire (Warhol, Van Gogh…).

 

Devant l’ampleur que prenait ce phénomène, deux professeurs d’Histoire de l’art du bel paese ont pris la plume pour dénoncer les complications auxquelles pourrait mener la situation. Tomaso Montanari et Vincenzo Trione sont deux historiens de l’art, professeurs à l’université de Naples (respectivement d’art baroque et d’art contemporain), éditorialistes et critiques d’art pour la presse italienne (ils écrivent notamment pour le Corriere della sera et pour Reppublica). Ils ont publié en octobre 2017 aux éditions Giorgio Einaudi un ouvrage intitulé « Contro le mostre », littéralement « Contre les expositions ». Et le sous-titre de confirmer la thèse suggérée par le titre : « Un système de sociétés commerciales, de « commissaires en série », d’élus déboussolés et de directeurs de musées asservis au politique aboutit à la production continue d’expositions bankable, creuses et dangereuses pour les œuvres d’art. Il est temps de développer des anticorps intellectuels, recommencer à faire des expositions sérieuses, et redécouvrir le territoire italien ». Le ton est donné.

 

Expositionnite 2 couverture livre
© ibs.it

 

Dans un article intitulé Il pamphlet di Montanari e Trione. Le mostre sono i mostri dell’arte (littéralement « Le pamphlet de Montanari et Trione. Les expositions sont les monstres de l’art »), publié le 17 octobre 2017, le Corriere della sera nous apprend que les deux auteurs sont devenus, « par amour pour l’art et la beauté, intolérants aux expositions laides, mal faites, (…) négligées, imprécises, bâclées, imposées par des entreprises privées et subies par des institutions publiques à l’abandon ». Ils ont alors ressenti le besoin de dénoncer le caractère « médiocre, (…) inutile, dommageable et abrutissant » de certaines expositions. Ils insistent également sur le danger qu’elles représentent à la fois pour l’intégrité des œuvres qui sont continuellement en transit d’une exposition à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, et par le message approximatif qu’elles envoient au grand public.

Montanari et Trione dénoncent donc cette « expositionnite » dont l’Italie est, selon eux, devenue la patrie, et critiquent en particulier le torrent d’expositions « blockbusters » toujours composées des mêmes éléments : le Caravage, Léonard de Vinci, les impressionnistes, Van Gogh, Dalì et Warhol. Pour les deux historiens de l’art, ces expositions relèvent presque toujours du pur divertissement, cher et de piètre qualité. Ils regrettent qu’il n’y ait quasiment jamais de recherche originale derrière le projet, voire même rien à apprendre, rien à découvrir. Et surtout, ils insistent sur le fait que ces expositions soient impulsées par des privés « sans scrupules » et des institutions publiques « sans projet » mettent en péril des œuvres uniques, dont la valeur artistique et financière est souvent extrêmement élevée.

Mais qui sont donc ces « privés sans scrupules » dont il a été fait mention à plusieurs reprises ? Parmi les responsables de cette situation, il y a, selon Montanari et Trione, des hommes comme Marco Goldin : mi-historien de l’art, mi-entrepreneur, mi-producteur, mi-manager, Goldin a inventé dans les années 90 un format d’exposition qui a connu un succès particulier. Depuis près de trente ans, il est à l’origine d’une ribambelle d’expositions qu’il décrit comme non-élitistes, faciles d’accès, dédiées à un public familial.

 

Voici la recette d’une exposition à la sauce Goldin, pour un succès garanti :
  • Des artistes phares soigneusement choisis parmi les stars de l’art moderne, ou d’un mouvement ultra-populaire (les impressionnistes, de préférence)
  • Des chefs d’œuvres à volonté, qu’importe la distance qu’ils devront parcourir
  • Une thématique simple, si possible en rapport avec la nature (l’eau, l’or, la nuit, la neige…)
  • Un prix d’entrée épicé (compter 15€ à 17€ pour une entrée adulte)

… Quitte à ce que le résultat laisse à première vue perplexe. On pense notamment ici à l’exposition « Tutankhamon Caravaggio Van Gogh. La sera e i notturni dagli Egizi al Novecento » (« Toutânkhamon Caravage Van Gogh. Le soir et les nocturnes des Égyptiens au XXème siècle »), qu’a accueilli la Basilique palladienne de Vicence entre décembre 2014 et juin 2015. Les quelques photographies de l’exposition que l’on trouve sur le web témoignent d’une scénographie simple (les murs sont unis, la médiation écrite consiste à première vue en des blocs de texte justifiés), ce qui laisse à penser que le budget colossal engagé dans la conception de ces expositions serait absorbé par le prêt d’œuvres prestigieuses de grands maîtres (voir la photo ci-dessous).

 

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Tutankhamon Caravaggio Van Gogh. La sera e i notturni dagli Egizi al Novecento © domanipress.it

 

Pour Marco Goldin, ces expositions dérangent des universitaires comme Montanari et Trione par leur caractère accessible : il explique leur réaction par le fait qu’il ne traite pas « la culture comme un fait intellectuel », mais qu’il popularise l’art et la beauté, qu’il ne considère pas comme étant réservés à un public privilégié. Sur ce point, difficile de se placer en détracteur. Son site web mentionne que les expositions dont il a été le commissaire ont accueilli en tout 10 millions de visiteurs, ont été à neuf reprises les expositions les plus visitées d’Italie, et à quatre reprises classées parmi les dix expositions les plus visitées au monde au cours de l’année de leur ouverture. « C’est lui qui apporte l’art à tous ! » conclut le Corriere della sera, avec peut-être une pointe de scepticisme.

La critique de Montanari et Trione est acerbe, et extrême à de nombreux égards. D’un autre côté, placer un business-man comme Marco Goldin en position d’évangélisateur, prêt à tout pour porter l’Art à un large public serait peu à propos. Qu’il s’agisse de Montanari, de Trione, ou de Goldin, tous semblent réduire l’exposition à une simple monstration d’œuvres d’art. Et non des moindres, puisqu’il s’agit ici des « grandes œuvres de l’humanité » : des chefs d’œuvres ou rien !

Mais alors, quelle place y a-t-il pour les publics dans cette conception de la muséographie ?

Celle du porte-monnaie, en premier lieu. Même si, en regrettant le manque de fond de certaines expositions « blockbuster », les deux professeurs de l’université de Naples soulèvent un point important ; car ce n’est a priori pas le concept d’exposition « blockbuster » que Montanari et Trione rejettent, mais bien la vacuité du propos de certaines de ces expositions, qui ne poussent pas le visiteur à se questionner, qui ne l’accompagnent pas dans la découverte d’un sujet, d’un artiste, mais qui le placent simplement face à une œuvre considérée comme étant exceptionnelle, selon des critères qu’il peut d’ailleurs ne pas connaître. Il semble en effet que la médiation ne soit pas la priorité des commissaires de ces expositions, le travail sur les publics encore moins. D’ailleurs, la popularité de ces dernières repose parfois sur le prestige et la renommée de l’institution qui les accueille, comme c’est le cas pour le Vittoriano à Rome, qui bénéficie de sa position stratégique (juste derrière les forums impériaux) et qui ne propose, sauf erreur de ma part, pour seule programmation culturelle autour des expositions qu’il reçoit, que des visites guidées adaptées au public qui les suivra (et un atelier pour enfants d’une durée de deux heures, pour seulement l’une des deux grandes expositions qu’il accueille sur le moment).

En soi, l’exposition « blockbuster » peut être un outil ingénieux pour intéresser un public large. Concrètement, il n’y a aucun mal à organiser une exposition autour d’un grand nom de l’Histoire de l’art, ou d’une période appréciée du grand public ; bien au contraire, les « super-expositions » peuvent donner envie à des publics réticents de faire un premier pas fans le monde des musées. Utilisé à bon escient, ce type d’expositions peut constituer un moyen ludique et efficace de toucher un public diversifié, bien que l’on puisse regretter le fait qu’il s’inscrive dans une logique de démocratisation culturelle, et propose (impose ?) une perception verticale et très hiérarchisée de l’art. Là où le bât blesse, c’est que cette entreprise de démocratisation peut éclipser un autre phénomène : celui de la marchandisation artistique, qui pousse à évaluer le succès d’une exposition, ou de manière générale une manifestation culturelle, à sa fréquentation. Ainsi l’impératif de fréquentation pousse-t-il les institutions à penser l’exposition en termes de rentabilité, parfois au détriment de la construction d’un discours original sur un sujet. De même, ce phénomène pourrait laisser penser que seules les expositions présentant des pièces de maîtres sont dignes d’intérêt ; expositions présentées, les trois quarts du temps, par des institutions bénéficiant déjà d’une bonne visibilité au niveau national et international. Ainsi, ces « super-expositions », qui bénéficient de campagnes de communication soignées et dont la fréquentation n’en sera que meilleure, occultent des expositions plus petites, pourtant parfois plus pertinentes mais moins médiatisées, donc moins visitées, qui pourraient finir par être délaissées par le public. Finalement, ce sont moins la qualité de l’exposition et la pertinence de son discours qui attestent de la qualité de l’exposition que sa fréquentation et sa rentabilité.

Peut-être Marco Goldin devrait-il prendre exemple sur les « super-expositions » de sciences, qui utilisent la pop-culture pour faire passer un message scientifique à tous types de publics : on pense notamment ici à l’exposition Jurassic World à la Cité du Cinéma à Paris, où derrière les dinosaures géants se cachait un propos scientifique parfaitement vulgarisé, clair et accessible. Une exposition de chefs d’œuvre n’est pas toujours une « exposition chef d’œuvre »…

 

Solène Poch

#Blockbuster

#Beaux-arts

#Italie

 

Sources :

  • Article « Tutankhamon Caravaggio Van Gogh a Vicenza. Mummie o mignotte purché sia notte » sur ArtsLife, consulté le 11 novembre 2018

http://www.artslife.com/2014/12/17/tutankhamon-caravaggio-van-gogh-a-vicenza-mummie-o-mignotte-purche-sia-notte/?fbclid=IwAR0VkcpdV-V0NACUKMspQMFBFQZ36fW2JgByCWiepV7UvTTeuAiIUxbhJiU


  • Article « Se il mostrismo fa male al museo » sur Il giornale dell’architettura consulté le 11 novembre 2018

http://ilgiornaledellarchitettura.com/web/2015/04/11/se-il-mostrismo-fa-male-al-museo/


  • Article « Il pamphlet di Montanari e Trione. Le mostre sono i mostri dell’arte » sur Corriere della sera, consulté le 11 novembre 2018

https://www.corriere.it/cultura/17_ottobre_17/trione-montanari-mostre-saggio-einaudi-arte-8ea49294-b34a-11e7-9cef-7c546dada489.shtml


  • Article « Art : problématique des expositions blockbuster » sur Fastncurious, consulté le 13 novembre 2018

http://fastncurious.fr/asymetrie/exposition.html/


  • Article « Un approccio idiota all'arte: a proposito delle mostre blockbuster » sur Finestre sull’arte, consulté le 14 novembre 2018

https://www.finestresullarte.info/309n_mostre-blockbuster-approccio-idiota-all-arte.php